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Objet : au secours – chapitre 6

Nous arrivâmes chez Paul. C’était l’après-midi et il faisait une chaleur à crever.

Nous revenions de notre lycée. Le principal nous avait punis, nous avions dû aller laver notre salle de classe parce que nous avions courbé les cours, balayer le sol et enlever les chewing-gums de dessous les tables. Notre école avait prévenu nos parents que nous n’étions pas venus hier ! Qu’est-ce qu’on s’était fait engueuler !

Mais nous n’avions pas chômé pour autant ! Notre enquête progressait. La veille, j’avais exposé mon plan à Edward et Paul, qui m’avaient suivi sans discuter ‒j’en étais le premier surpris.

En gros, j’avais suggéré au journaliste de glisser un article dans le journal News Daily pour que Camilla le lise. Puisqu’elle n’était joignable ni par téléphone, ni par mail, il fallait utiliser un moyen détourné pour entrer en contact avec elle. Nous pensions tous trois qu’elle était restée à New York. Edward avait appelé son père, qui lui avait dit ne pas avoir eu de nouvelles d’elle depuis plus d’une semaine et à part chez lui, elle n’avait nulle part où aller. De plus, News Daily arrosait toute la côte est avec ses journaux, nous étions sûrs qu’elle en achèterait un, parce que c’est par cet unique biais qu’elle pouvait recevoir des nouvelles de son collègue journaliste.

En comparant nos adresses email, Edward et moi nous sommes rendu compte qu’elles étaient similaires, à deux chiffres près. Lui c’était ed1212-bandana@memail.com et moi ed2121-bandana@memail.com.

-Elle sait que je lis jamais mes mails pros, j’ouvre jamais ma boîte du boulot, nous a-t-il expliqué. Elle a dû se tromper en tapant mon adresse perso…

-Quelle coïncidence quand même ! Combien de chance y avait-il que ça tombe sur moi ?

-Surtout avec une adresse aussi merdique, avait maugréé Paul.

Si elle lisait l’article d’Edward, elle verrait qu’à la fin un mot lui était adressé : « A l’intention de Camilla Dietrich : www.comment-voir-un-mec-se-faire-tuer-et-en-faire-un-scoop-sauf-auprès-de-la-police.com ». Paul avait créé un site à partir de cette adresse (en moins de 10 minutes), avec un champ de saisie vide sur un fonds blanc. Il fallait taper le mot de passe dedans, celui-là même qu’elle m’avait envoyé par mail il y a quatre jours, et un lien apparaîtrait. Il n’y avait que Camilla (et nous autres) qui connaissait le code, personne à part elle ne pourrait accéder à ce lien. Une fois qu’elle aurait cliqué dessus, cela la mènerait directement à un forum de discussion sur un de nos jeux en ligne. C’était tordu, il y avait plein de trucs qui pouvaient foirer : Camilla pouvait passer à côté de l’annonce, elle pouvait ne pas comprendre qu’il fallait mettre son mot de passe dans le site –mais on y croyait. Et le forum de notre jeu en ligne était crypté, il serait très difficile à ses poursuivants de hacker la plateforme pour accéder aux messages que nous nous enverrions…

-Alors ? Elle s’est connectée ? je le pressai.

Il s’assit à son bureau et alluma son écran

-Depuis trois secondes que tu m’as posé la question ? Pour la centième fois, non, fit-il d’un ton blasé. Ed, je recevrai une notification dès qu’elle aura cliqué sur le… oh mince !

-Quoi ? je sursautai. Elle a été sur le site ? Elle est déjà sur le forum ? Quoi, mec, quoi ?!

-Ils ont fabriqué des figurines de mon jeu préféré, mais elles sont hors de prix ! lâcha-t-il en fixant son écran d’ordinateur.

-Imbécile, je fis, agacé. Tu m’as fait flipper !

-Peut-être qu’en chouinant un peu je pourrai demander à mon père de me l’acheter pour mon anniversaire…

Je sortis ma console et me mis à jouer. Le journal avait été imprimé et distribué tôt ce matin. Si elle l’avait lu, elle allait devoir trouver un accès internet pour consulter notre site puis se rendre sur le forum. Edward, Paul et moi-même pensions qu’elle n’avait plus son téléphone portable, ou en tout cas qu’elle ne pouvait plus l’utiliser, sinon elle aurait à nouveau essayé de communiquer avec une personne extérieure après avoir envoyé son mail d’au secours. Paul avait renvoyé la vidéo à la police hier soir avec une adresse email crée spécialement pour l’occasion, en trafiquant son adresse IP pour qu’on ne puisse pas le tracer. Il avait pris toutes les précautions du monde pour qu’on ne parvienne pas l’identifier.

Il ne nous restait rien d’autre à faire qu’attendre.

Mais cette attente me tuait.

On ne savait pas ce qu’il lui était arrivé. Elle avait peut-être déjà été rattrapée par les meurtriers de la vidéo… Elle était peut-être blessée, ou morte ? Pourquoi est-ce que cette histoire m’obsédait autant ? Le sort de cette fille m’importait plus que ça n’aurait dû, et je croyais que je faisais ça uniquement par altruisme désintéressé… mais je me voilai un peu la face.

-Mec, elle est sur le site.

Je bondis hors de son lit (où je m’étais vautré pour jouer) et vins m’asseoir à côté de lui. Il se connecta sur le compte de son jeu en ligne préféré et il envoya un message sur le forum de discussion à l’intention du profil que j’avais créé pour Camilla.

« Salut, ça va ? »

Nous attendîmes une minute. Soudain, elle se connecta et nous écrivit une réponse.

« Je suis vraiment dans la panade, Ed… »

Je serrai l’accoudoir du siège avec mes doigts, Paul déglutit bruyamment. C’était elle ! C’était Camilla ! On lui parlait enfin en face à face –ou presque !

-Il faut la jouer subtile, je dis précipitamment. Il faut qu’on lui dise qui on est sans qu’elle prenne peur et se déconnecte.

Paul écrivit sur son clavier et envoya la phrase suivante :

« Nous sommes des amis d’Edward. Nous avons vu la vidéo et nous voulons vous aider. »

Elle mit quelques secondes à répondre.

« Qui êtes-vous ? »

« C’est nous qui avons reçu votre vidéo. Votre adresse est presque la même que celle de mon ami », s’empressa d’écrire Paul.

Elle ne répondit pas, mais resta connectée, comme si elle était songeuse et évaluait si on pouvait être digne de confiance. À tout moment on risquait de la perdre, je pris le clavier des mains de mon meilleur pote et me mis à taper frénétiquement :

« Edward est inquiet pour vous. Nous lui avons montré la vidéo du meurtre que vous avez filmée. C’est pour ça qu’il a mis cette adresse dans un de ses articles, pour que vous ayez un moyen de nous contacter »

Silence radio ? mais elle ne se déconnecta pas.

« Il nous fait confiance, car nous sommes doués en informatique » je poursuivis, désespéré qu’elle nous croie. « Nous voulons vous aider ! Nous avons prévenu la police et la vidéo a été volée dans leurs locaux, votre appartement a été saccagé… Vous êtes en réel danger ! »

Je fus distrait un instant par un mail reçu sur mon portable. Ah, rien d’important. C’est juste le site du jeu qui me signale que je me suis connecté sur un ordinateur inhabituel. Normal, c’est Camilla qui vient de se connecter depuis un endroit inconnu.

Je laissais ça de côté et me reconcentrai sur ce qui m’intéressait. La journaliste nous envoya sa réponse :

« Vous avez prévenu la police ? Est-ce qu’ils ont décidé d’enquêter ? »

« Oui », je fis. « Et après que la photo ait été volée, nous avons appris par Edward qu’ils continuent d’enquêter. Nous leur avons envoyé la vidéo une seconde fois, de manière anonyme. Espérons qu’ils ne la perdent pas à nouveau ! »

« Seigneur… C’est la première bonne nouvelle que j’ai depuis une semaine ! »

« Edward aimerait entrer en contact avec vous… Est-ce que vous pouvez le faire avec votre téléphone portable ? » j’hasardai.

« Non, je l’ai éteint et caché quelque part, et je ne peux pas aller le récupérer. Il se peut qu’on essaie de me tracer avec. »

Je pinçai les lèvres. Merde. Un peu trop prudente, peut-être, la demoiselle. Paul tapota mon bras pour attirer mon attention.

-Elle peut utiliser son mail pro.

Je transcris immédiatement sa suggestion.

« Non. Je suis retournée sur ma boîte mail hier, et j’ai vu que certains messages avaient été ouverts ou carrément effacés… »

Je fronçai les sourcils.

« Comment ça ? »

« Le brouillon avec la vidéo originale a été supprimé », expliqua-t-elle. « Ainsi que des mails sensibles où je parle de l’enquête que je mène. Du coup, est-ce que c’est vous qui avez fouillé ma boîte mail ? »

-Tu as effacé quelque chose toi ? je demandai à Paul.

-Non, rien. Et toi ?

-Non.

« Ce n’est pas nous qui avons effacé des choses. »

« Je pense que ce sont ces gens sur qui j’enquête, ou ceux que j’ai filmés avec mon portable. Ou les deux. » (Paul et moi frissonnâmes. Qui étaient ces types ?) « Ils ont dû pirater mon compte professionnel. Avez-vous fait une copie du film ? »

« Oui. »

Plusieurs même. Paul était tellement parano que j’en possédai trois copies et lui cinq, dont une clé USB cachée dans son casier au lycée, au cas où. Mais je n’allais pas me plaindre ! S’il n’avait pas pris cette peine, on aurait été bien embêté, puisqu’apparemment l’originale venait de disparaître.

« Bien. Il faut que vous disiez à Edward que je dois lui donner quelque chose. Dites-lui de venir sur Times Square demain à midi. »

« Attendez ! Que devez-vous lui donner ? »

« Je dois filer. Dites-lui bien : demain midi sur Times Square. Au revoir. »

Elle se déconnecta et nous laissa sur notre faim. Je me tournai vers Paul, il semblait pas mal secoué.

-Bon. On doit appeler Edward, je fis d’une voix un peu nouée.

-Et après ? couina-t-il.

-Après ? On va rencontrer Camilla Dietrich !

Il soupira.

-Je crois que j’ai déjà entendu ça quelque part, marmonna-t-il.

Objet : au secours – chapitre 5

-Je sais pas ce que vous en pensez, mais ça sent pas bon du tout, je lâchai.

-Sans blague ? ironisa Paul. Qu’est-ce qui t’a mis la puce à l’oreille, génie ? La porte fracturée ou les scellés de la police ?

Je lui lançai un regard peu amène. Edward soupira et se passa la main dans les cheveux, un peu abattu de voir que l’appartement de sa collègue et amie, Camilla, était apparemment devenu une scène de crime.

-Bon… Je suggère d’aller au poste de police leur demander deux-trois explications, fit-il d’un air découragé. L’un d’eux m’a laissé un numéro au cas où j’aurais des nouvelles de Cam…

-Attendez, je l’arrêtai d’un geste. On peut peut-être jeter un coup d’œil à l’intérieur !

-T’es malade ?! Déjà qu’on a fouillé sa boîte mail, si on se met à fureter dans son appart, on aura de sérieux ennuis, s’affola Paul.

-Je suis d’accord avec ton pote, enchaîna le journaliste. Et là, il s’agit surtout du fait que c’est la police qui a posé ces bandes. J’aurais été prêt à encaisser la colère de Camilla, mais pas une paire de menottes… Stop !

Je tournai la poignée, lassé par leurs blablas, la porte s’ouvrit sans opposer aucune résistance. J’adressai un sourire resplendissant au journaliste, qui avait l’air d’avoir envie de me tordre le cou.

-Ne refais plus jamais ça gamin !

Il entra en se baissant pour éviter les scotches, nous le suivîmes.

-Camilla ? appela-t-il. Camilla, c’est Ed. Tu es là ?

Personne ne répondit. Je ne savais pas trop à quoi pouvait ressembler l’appartement de Camilla Dietrich à l’origine, mais à cet instant-là, il aurait été difficile d’essayer de deviner. Nous ne pouvions qu’être atterrés devant pareil spectacle.

Tout avait été mis sens dessus dessous. Les meubles étaient renversés, les tiroirs ouverts, leur contenu répandu sur le sol. Les coussins avaient été éventrés, plein de papiers étaient éparpillés dans toute la pièce… On aurait dit que l’endroit avait été passé dans une centrifugeuse particulièrement agressive !

-Bordel…

-Ouais, fit Edward. Elle doit vraiment avoir des ennuis.

-Il va falloir nous aider, je lui dis en le regardant droit dans les yeux. Dites-nous ce que vous savez des articles sur lesquels elle travaillait.

Il éclata d’un rire jaune.

-Désolé les gars, vous êtes bien sympas et tout… mais vous avez quoi, seize ans à tout péter ? (« Bientôt dix-sept » bougonna Paul.) On traite de sujets compliqués, y’a des gens haut placés qui sont impliqués…

-Vous n’avez pas besoin de nous donner de noms, je le suppliai. Expliquez-nous la situation en gros ! On est plutôt malins, vous savez, on est débrouilles…

-Ouais, c’est vrai. On est pas de simples lycéens, se gargarisa Paul. Le jour, on va en cours, mais la nuit, on devient des hackers !

-Surtout lui en réalité, je glissai à Edward.

-Rien qu’avec le nom et le prénom de Camilla, on a réussi à savoir qui c’était, quel genre de traces elle laisse sur internet, ses relations, son réseau…

-Ah ouais ? ricana le journaliste. Et vous avez trouvé quoi ?

Je toussai.

-Heu… Rien, admit Paul. À part une photo d’elle quand elle avait dix-huit ans. Et on a mis un moment à tomber dessus, c’est uniquement parce qu’une de ses amies l’a postée sur un réseau social et a écrit son nom dans les commentaires.

Une super photo d’ailleurs. Camilla était une petite miniature allemande avec un teint de porcelaine. Elle était devant un gros gâteau avec dix-huit bougies, elle avait les yeux qui brillaient… Elle était vachement mignonne, elle avait un look pseudogothique qui lui donnait un petit côté fragile et délicat, sans pour autant avoir l’un air dépressif qui va avec. Si elle était aussi jolie aujourd’hui qu’à dix-huit ans… Oups ! Je m’égarai !

-Oui, elle est particulièrement prudente, sourit Edward.

Je me serais bien pris la tête à me demander si lui et Camilla sortaient ensemble, mais on avait pas le temps pour ça. Il fallait qu’on agisse.

-Edward. (Il se tourna vers moi.) J’ai un plan. (Paul leva les yeux au ciel, je l’ignorai.) On va mettre toutes les chances de notre côté pour que la police retrouve ton amie. On va renvoyer la vidéo à la police par l’intermédiaire d’une adresse que Paul va créer. On l’enverra tous les jours s’il le faut, jusqu’à ce qu’ils la retrouvent et que ceux qui lui en veulent soient arrêtés. Mais on ne peut pas rester les bras croisés en attendant. On doit creuser.

-Qu’est-ce qui te motive à ce point ? demanda le journaliste, plus curieux que méfiant à présent.

-C’est un gamer, rigola Paul, me coupant la chique. Une fois la quête commencée, il n’arrive plus à s’arrêter ! Alors si en plus y’a une jolie princesse à la clé…

Je lui donnai un coup dans l’épaule, Edward sembla amusé.

Objet : au secours – chapitre 4

-Je te déteste Ed. Non, mais franchement, je te déteste vraiment !

-Je sais, je sais.

Paul s’essuya le front avec la main. La chaleur était étouffante, juin était pénible cette année… Vivement les vacances, que ma famille et moi partions à la mer . On transpirait à mort, mince. Ils pouvaient pas mettre de la clim dans leurs bureaux !?

Mon meilleur ami et moi étions dans le bâtiment de News Daily. Nous étions au beau milieu de la matinée, nous séchions carrément les cours ! Paul était paralysé par la trouille, ses mains tremblaient ; moi j’avais le cœur battant et des fourmis dans les doigts… j’avais une pêche d’enfer !

-Elle est même pas là ! Viens, on se tire pendant que personne regarde, si on chope le métro on sera à l’heure pour le cours de gym !

Je fis la moue. Je connaissais l’aversion que mon meilleur ami avait pour l’éducation physique (un tour de terrain et il faisait de la tachycardie). Ça montrait à quel point il aurait préféré être ailleurs en ce moment !

Nous avions demandé à parler à Camilla Dietrich en arrivant à l’accueil, et on nous avait dit qu’elle n’était pas là aujourd’hui. J’avais insisté pour avoir son numéro de téléphone, parce que nous avions quelque chose à lui dire personnellement, mais la réceptionniste avait refusé. Nous (enfin, c’était surtout moi qui avais parlé) avions demandé si nous pouvions parler à un de ses collègues, ou son patron, elle avait téléphoné à leur bureau. Après avoir raccroché, elle nous avait dit d’aller patienter dans une salle d’attente pas loin, où elle nous avait accompagnés, pour attendre que l’un des journalistes descende.

Du coup nous portions tous deux des badges en plastique où il était écrit « visiteur », chacun un verre d’eau posé devant nous sur la table basse, et nous attendions.

Nous attendions depuis un moment d’ailleurs.

-Ça fait une demi-heure, s’angoissa Paul. Ils ont dû nous oublier. Tu penses qu’ils nous ont oubliés ? Ils nous ont oubliés, viens, on se tire vite fait !

-Mais de quoi tu as peur ? je m’exclamai.

-Qu’on nous rie au nez et qu’on nous fiche dehors ! glapit-il en se levant. J’en ai vraiment marre de tes conneries !

Je voulus l’arrêter, mais déjà il se levait et se dirigeait vers la sortie. Il manqua se prendre de plein fouet le type qui entrait à ce moment précis. Celui-ci lui jeta un regard surpris, Paul en resta tétanisé sur place.

-Ed et Paul ? demanda le gars, l’air méfiant.

-Oui.

Je me mis debout. C’était un homme de vingt-sept ans, il portait un piercing sous la lèvre, avait les cheveux bruns mi-longs et était habillé en jean et t-shirt. Il avait l’air d’être l’archétype du mec relax et cool, mais son regard était très vif. Je le soupçonnais d’être en réalité quelqu’un de très énergique et de malin.

-Salut, je m’appelle Edward. Je suis un collègue et un ami de Camilla. Vous vouliez la voir pour quoi ?

-On aimerait pouvoir la rencontrer… pour lui parler.

Paul me lança un regard angoissé, je déglutis en voyant le journaliste plisser les yeux.

-À propos de quoi ?

-Elle… on doit… On aimerait lui demander pourquoi elle nous a écrit. (Il hausse les sourcils.) Elle nous a écrit. Un mail.

-Pour quelle raison ?

-Pour… écrire un de ses articles. Mais… mais elle ne nous a pas dit quoi .

J’étais vraiment un piètre menteur… Paul sembla encore plus mal à l’aise, de la sueur coulait dans mon dos. Edward me dévisagea longuement.

-Désolé. Elle est pas là aujourd’hui. Revenez un autre jour.

Il allait me tourner le dos et s’en aller, me plantant là, mais je ne pouvais pas m’arrêter là-dessus.

-Vous… vous n’auriez pas son numéro de téléphone par hasard ? Ou… son adresse ?

Mon meilleur ami me fit les gros yeux dans le dos du journaliste, ce dernier devint encore plus méfiant.

-Elle vous recontactera quand elle reviendra. Je ne peux pas vous donner ses données personnelles, ça ne se fait pas.

-On pense qu’il lui est arrivé quelque chose de grave ! je lâchai d’un coup.

Mon pote faillit s’évanouir, le regard du journaliste se fit très perçant.

-Quoi ?

-En réalité, elle nous a envoyé un message –enfin, elle me l’a envoyé à moi– pour appeler à l’aide.

-Quelle sorte de message ? demanda-t-il.

Il avait mordu à l’hameçon, j’avais sa pleine et entière attention ! Même si je le sentais encore très sceptique, il m’écoutait. Je dégainai mon portable et lui montrai le message, puis la vidéo. Son visage se fit de plus en plus grave, il resta pensif un moment.

-Merde, fit-il. Dans quoi s’est-elle fourrée …

-C’est elle sur la vidéo ? je le pressai. C’est bien votre collègue ?

-Oui, je crois. (Il avait l’air inquiet.) Elle porte toujours ce genre de chaussures de chantier crades, et des jeans troués. Et surtout je reconnais le bruit de son appareil photo, il est très caractéristique.

-Vous nous croyez alors !

-Oui… Enfin… C’est étrange, elle n’est pas venue au travail depuis quatre jours, on ne l’a pas vue depuis lundi… alors que c’est une fille très sérieuse normalement. J’ai essayé de l’appeler, elle répond pas. Et… hier, la police est venue pour poser des questions sur elle.

-Vraiment ? je m’étonnai. Quand ?

-En début d’après-midi, pourquoi ?

-Parce que nous leur avons montré cette vidéo il y a trois jours, et ils avaient décidé d’enquêter, mais le fichier a été volé dans leurs bureaux ! intervint Paul. Ils nous l’ont annoncé hier matin. S’ils sont venus vous poser des questions, c’est qu’ils n’ont pas abandonné l’enquête.

-C’est rassurant, je dis.

-Ils ont posé des questions à tout le monde dans le département, nous expliqua Edward. Ils ont voulu savoir sur quoi elle travaillait dernièrement. Ils sont carrément partis avec son ordinateur.

-Sur quoi travaillait-elle ? je le pressai. Est-ce que vous parliez de vos articles entre vous ?

-Ce n’est… C’est pas des choses dont je peux vous parler. On travaille sur des dossiers sensibles. Ça ne regarde pas les gens externes, encore moins quand le dossier est incomplet. Si vous allez répéter partout des informations qui se trouvent être erronées, notre journal se retrouvera dans la merde.

Je me mordis la langue.

-Qu’est-ce qu’on fait alors ? demanda Paul.

-La seule qui possède la réponse, c’est Camilla, je soupirai. Et pour l’instant, elle est introuvable.

Nous restâmes silencieux. Pensif, Edward passa sa main sur sa barbe de deux jours.

-Vous avez cours cet après-midi ?

-Euuuuh, non, je fis, croisant les doigts dans mon dos.

Il haussa un sourcil.

-Vous avez séché pour venir, c’est ça ? devina-t-il, pas con.

-P-pas du tout ! rougit Paul.

Je grimaçai. Ouais, ben on pourrait jamais devenir des criminels internationaux ! Sinon, on se ferait tout de suite griller…

-J’espère que vous vous débrouillez mieux avec vos parents quand vous les baratinez, ricana Edward. Bon, si vous voulez venir chez Camilla, attendez-moi là. Je vais dire à mon chef que je dois m’absenter pour enquêter à l’extérieur. Je reviens dans dix minutes.

Il sortit de la pièce, j’adressai un immense sourire à Paul, qui me fusilla du regard.

-On s’en est bien sorti, tu trouves pas ? je commentai d’un ton badin.

-Je te déteste, Ed.

-Je sais, je sais !

Objet : au secours – chapitre 3

-Comment ça VOLÉE ?!?

Pat secoua la tête, l’air de ne pas en savoir plus que nous. Nous étions dans une des salles de conférence de la police, Pat, Martin, ma mère, Paul et moi. Cela faisait deux jours que nous étions venus leur donner la vidéo et avions fait notre déposition… et ils avaient déjà paumé la vidéo !

-Comment est-ce arrivé ? s’étonna ma mère.

Elle avait décidé de nous accompagner quand nous avions reçu une convocation de la police ce matin. Mon père étant au travail et les parents de Paul cumulant plusieurs boulots, elle était la seule à pouvoir assumer le rôle d’adulte responsable auprès de nous.

Mon meilleur ami avait des préoccupations un peu plus terre-à-terre.

-Ils ont pris seulement la vidéo… ou mon natel aussi ?

-Ils ont tout pris, expliqua Martin, c’est incompréhensible ! Non seulement votre smartphone a disparu, alors qu’il se trouvait normalement en sécurité dans nos locaux, mais également le fichier téléchargé à travers le mail d’Edmund (il me désigna). Toutes les copies effectuées par notre expert, sur lesquelles il avait commencé à travailler, ont été supprimées.

-C’est pas possible ! je m’exclamai. Vous voulez dire que quelqu’un s’est introduit dans vos bureaux ET dans vos serveurs et qu’il a fait le ménage ?

-Apparemment, répondit Pat, soucieuse, et c’est très préoccupant. Il y a une énorme faille dans notre système de sécurité. Nous avons signalé cela aux enquêtes internes, mais on dirait que personne ne sait rien. Qui que ce soit, il est entré chez nous, a pris ce qu’il voulait et s’en est allé sans laisser de traces.

-On est bel et bien les dindons de la farce, admit Martin.

Une fois de retour chez moi, Paul et moi allâmes directement dans ma chambre pour une réunion de crise. Je me mis à faire les cent pas et à râler à voix haute.

-BORDEL ! je m’exclamai lorsque nous fûmes seuls. C’est quand même fou cette histoire ! Pour une fois qu’on découvre un truc un tant soit peu intéressant, il faut que la police nous le paume !

-Je ne pense pas qu’ils s’attendaient à se faire piquer la vidéo, remarqua mon meilleur ami d’un ton docte. Ils avaient l’air plutôt sur les dents…

Il s’assit sur mon lit défait. Il était calme, posé, ce qui ne lui ressemblait pas. Je continuai à marcher de long en large dans la pièce, énervé.

-Ce qui me met le plus hors de moi c’est que cette pauvre Camilla a envoyé cette vidéo à un mec random, elle a choisi une adresse email au hasard, la chance a voulu que j’ouvre son message d’appel à l’aide… On a creusé, on a trouvé et vu sa vidéo, on l’a amenée aux flics, ils nous ont cru, ne nous ont pas foutu dehors… et ils finissent par la paumer ! C’est horrible ! Elle a fait tout ça pour rien !

-Euh, tu ne prendrais pas tout ça un peu trop à cœur ? s’inquiéta-t-il.

-Si seulement on en avait fait un cop…

Je me figeai, m’arrêtant au milieu de ma phrase. Je me tournai vers mon pote, l’œil brillant.

-Quoi ? fit-il.

-Paul ! je m’exclamai. Par pitié, dis-moi que tu en as fait une copie ! (Il prit un air gêné, je sus immédiatement sa réponse.) Oh non. Oh non, c’est vrai. Tu as tout donné. (Je me senti tout à coup hyper abattu.) Évidemment. Et en plus, tu es contre le Cloud. Donc, même si tu as sauvegardé la vidéo sur ton téléphone, elle ne s’est pas sauvée automatiquement sur ton ordinateur… impossible de la récupérer. (Un rire désespéré m’échappa, il me regarda comme si j’étais fou.) Évidemment. Parce que pour toi le Cloud c’est evil, c’est le mal. C’est la NSA qui nous surveille par le Cloud, et le FBI, et la CIA, voire même les Russes et les Chinois ! (Je le pointai du doigt.) Mec, si t’étais pas aussi parano, à l’heure qu’il est on aurait encore une fuckin’ copie ! Merde !

-Je crois que t’as définitivement pété un plomb, Ed. (J’ouvris la bouche pour l’azorer, mais il leva la main pour m’interrompre.) Tu oublies un petit détail… On a menti aux flics.

-Je… Attends, quoi ?

Il me fusilla du regard.

-J’ai plus mon téléphone à cause de toi ! Tu voulais pas dire qu’on a fouillé la boîte mail de la journaliste, alors on leur a fait croire que tu avais reçu la vidéo directement sur ton mail. Ils t’ont demandé de l’effacer et ils ont gardé mon smartphone dernière génération ‒que j’avais reçu pour Noël dernier !

La lumière de l’espoir s’alluma dans mon petit cœur.

-Alors, on a toujours la vidéo ! je m’exclamai, fou de joie.

-Hey ! Je viens de te dire que mon natel s’est fait volé pour rien ! se plaignit-il. (Il me pointa du doigt.) Je considère que c’est de ta faute ! Tu m’en dois un neuf.

-Ouais ouest, OK, d’accord, tout ce que tu veux. Mais dis-moi, pourquoi tu n’as pas expliqué ça aux flics toutes à l’heure ?

Il sembla perdre un peu de sa morgue. Il se mordilla la lèvre inférieure.

-Ben… parce qu’on leur avait menti… Je me suis dit qu’on risquait d’avoir des ennuis si on le leur avouait…

Je me passais la main sur le menton, réfléchissant. Ça m’aurait beaucoup étonné s’ils s’étaient énervés… Je pense que ça les aurait soulagés au contraire, et qu’ils ne nous en auraient pas voulu pour un petit mensonge.

Paul me jeta un regard interrogateur, je gardai le silence. Après une minute, après avoir bien pensé la chose, je lâchai soudain :

-Bon. Il va falloir qu’on enquête de notre côté, je pense.

-Quoi ?!

-Il va falloir qu’on enquête de notre côté.

-J’avais compris la première fois, merci, fit-il d’un ton sarcastique. Est-ce que tu es devenu complètement taré ou quoi ?!

-Je ne me suis jamais senti aussi bien ! (Je m’assis à côté de lui et lui tapotai sur l’épaule pour le rassurer.) Écoute, mec… On ne peut pas laisser cette fille dans la dèche. Ça fait maintenant trois jours qu’on a reçu la vidéo, si ça se trouve elle est en danger. On ne peut pas l’abandonner.

-Mais on ne la connaît même pas ! s’exclama-t-il. Et il y a des chances que cette vidéo soit un canular ! On peut très bien renvoyer la vidéo aux flics avec une fausse adresse email, ils enquêtent, on s’en lave les mains, fin de l’histoire.

Je secouai la tête.

-Je me sentirai mal de faire ça. Mon instinct me dit qu’il faut qu’on la retrouve et qu’on l’aide.

Il soupira.

-Est-ce que ton dévouement soudain envers cette miss vient du fait que tu es tombé sur une photo d’elle par hasard hier ?

Je rougis.

-Pas du tout ! (Il me fixa d’un air peu amène.) OK, elle est mignonne, mais je ne suis motivé que par mon devoir citoyen ! Je… (Je me levai et allais vers la fenêtre. Je regardai dehors.) J’ai envie de résoudre ce mystère. Un homme est mort. Cette vidéo m’a beaucoup marqué. C’était… réel, pas un jeu ou un film, et je n’arrive plus à dormir en imaginant que ses assassins sont en liberté.

-Tu te prends pour Sherlock Holmes ? se moqua-t-il.

Je me tournai vivement vers lui.

-Non. Oui. (J’hésitai.) Peut-être. Bon, on s’y met ?

-S’y mettre ? s’inquiéta-t-il.

-Oui. (J’esquissai un sourire carnassier.) Demain on va rencontrer Camilla Dietrich !

Paul leva les yeux au ciel.

 

Objet : au secours – chapitre 2

-Bon… Alors on fait comme on a dit, chuchota Paul.

Caché derrière son cahier de maths pour ne pas être surpris par le prof, il me fixait avec des airs de conspirateur. Je lui répondis sur le même ton.

-Oui, bien sûr, on en a discuté hier. Faut qu’on fasse ce qui est juste.

Il hocha la tête, semblant tout à fait partager mon opinion.

-Tu es bien sûr de toi ?

Je fronçai les sourcils.

-Ben oui. Pourquoi tu demandes ?

Il haussa les épaules.

-Pour m’assurer que tu es OK. Moi je le suis, mais si tu l’es pas, on peut toujours oublier…

-Oublier ? je m’énervai. Ça va pas ?! Après ce qu’on a vu ? Mec, on peut pas rester les bras croisés ! On fait comme on a dit hier, on va chez les flics !

Un raclement de gorge nous fit tous deux lever la tête. Le professeur de mathématiques nous lança un regard entendu (ou plutôt menaçant, devrais-je dire). Nous nous tûmes, replongeant le nez dans nos exercices de trigonométrie.

Nous en avions longuement discuté hier. Nous avions visionné la vidéo, encore et encore, débattant la possibilité que ce soit une fausse, un montage ou un canular, et nous en avions conclu que s’il existait une chance, aussi infime soit-elle, que ce film soit vrai, il fallait que nous la montrions à quelqu’un. Il était de notre devoir de citoyen de le signaler à une autorité compétente.

(Enfin, c’était l’argument que j’avais répété un petit de millier de fois à Paul pour qu’il accepte de m’accompagner au commissariat sans discuter.)

On ne dirait pas comme ça, mais j’avais un côté un peu têtu parfois. Je jetai un coup d’œil à mon meilleur ami, qui s’amusait à écrire du code dans la marge de sa feuille. Il était assez petit, et large. Il avait un visage rond, il se mettait vite à transpirer lorsqu’il faisait des efforts physiques et c’était un hardcore gamer. (En dehors de son ordinateur, fréquenter le monde réel le barbait.)

Physiquement j’étais son opposé. J’étais maigre (trop pour être qualifié de mince), j’avais les cheveux bruns (et secs), des cernes sous les yeux et le teint blême (trop pour être qualifié de pâle). J’étais un joueur averti, mais pas de la même trempe que Paul. Python, le HTML et Gnu-Linux n’avaient pas de secrets pour lui, je me contentais d’apprivoiser mon ordi et je ne connaissais que quelques bases en code. Il jouait bien plus que moi, et à plus de jeux, principalement parce qu’il arrivait à les craquer. Il se fichait des autres êtres humains autour de lui et il avait très bien compris que les filles non-virtuelles, c’était mort pour lui. (Moi aussi je l’avais bien capté, mais je n’avais pas abandonné tout espoir !)

D’une certaine manière, on se complétait bien. D’un côté il m’aidait à combler mes quelques lacunes au niveau informatique et moi je le reconnectais un peu au monde réel. Soyons clairs, on était des losers, et on le savait très bien. Mais on était deux et on se soutenait mutuellement au lycée.

La sonnerie retentit enfin. Je jetai mes affaires en vrac dans mon sac, en sachant que je ne les en ressortirais plus avant une semaine (car je n’avais pas cette mauvaise habitude de faire mes devoirs). Je me levai d’un bond, enthousiaste, et balançai ledit sac sur mon épaule.

-On y va ? je le pressai.

-Ouais-ouais, grommela-t-il, j’arrive.

Dans le bus nous menant au poste de police, je tentai de le motiver.

-Dis-toi que c’est comme une quête.

-Une quête dans le monde réel ? Trop nul.

Il boudait. Je savais, à force de le côtoyer depuis cinq ans, qu’il n’aimait pas sortir de manière générale. L’air du dehors, les gens, la rue, la réalité, tout ça, c’était pénible pour lui. Et ça se traduisait par de la mauvaise humeur.

Mais pour une fois, moi j’étais très motivé, et le fait qu’il y aille à reculons ne me faisait aucun effet.

-Imagine qu’on commence un nouveau jeu, je souris. On a reçu une mission d’une… d’une elfe inconnue en danger de mort qui nous demande de porter un… parchemin secret et magique au shérif de la ville d’à côté ! Nous devons nous rendre d’un point A à un point B pour pouvoir continuer le jeu.

Il essuya de la sueur sur son front avec sa main, décidé à se montrer grognon.

-C’est une mission pourrie, un truc pour débutant !

-Bien sûr, parce qu’on vient de commencer la partie. (Mon sourire s’élargit.) Mais une fois sur place ce sera plus dur, parce qu’il faudra convaincre le shérif-agent de police de nous écouter, et que notre parchemin-vidéo est authentique !

Ma comparaison eut le mérite de lui arracher un petit rire.

-Quand tu en parles, ça a presque l’air cool… même si on sait tous les deux que c’est faux.

-Que nous réserve le bureau du shérif ? poursuivis-je, bien lancé à présent. Peut-être allons-nous croiser des filles de joie ou des brigands ! Qui sait ! Peut-être va-t-on nous jeter dehors, et nous traiter de vils margoulins !

Il sembla se laisser entraîner par mon délire. Le trajet se poursuivit sans qu’il ne râle à nouveau, nous mîmes au point notre stratégie d’approche pour gagner la confiance du shérif (traduction : comment attirer l’attention du policier à qui nous allions parler et le convaincre que nous n’étions pas de gros mythos).

Arrivés au poste, nous entrâmes dans le bâtiment, très intimidés. J’essayai d’avoir l’air à l’aise, parce que de nous deux, j’étais sensé être le plus courageux.

Nous nous approchâmes du comptoir d’accueil. Nous attendîmes qu’un type à l’air échevelé, qui prétendait que les radiations émanant du CERN l’empêchaient de dormir la nuit (le CERN étant en Suisse et l’appartement de cet homme se trouvant dans le Bronx… bref…) ait fini. La policière l’écouta avec une patience qui forçait l’admiration, et s’excusa en lui expliquant que la police new-yorkaise n’avait pas autorité en Europe. Il s’en alla en marmonnant, les yeux vitreux, et se fut notre tour.

Elle nous dévisagea comme si nous allions être tout aussi pénibles que l’allumé qui nous précédait, mais nous adressa un sourire ‒un peu résigné.

-Bonjour les jeunes. Que puis-je pour vous ?

Je me râclai la gorge et, d’une voix que j’espérais pas trop fluette, je lançai :

-Nous venons signaler un meurtre.

Un léger silence s’ensuivit. Je m’attendais à avoir lâché une info qui lui ferai au moins écarquiller les yeux, mais elle ne cilla pas.

-Ah oui ? lâcha-t-elle, tout sauf bouleversée. Vraiment ?

-Oui. Un vrai meurtre.

-Vous savez que c’est une accusation très grave ? Et que si vous êtes en train de raconter des bobards, vous risquez de gros problèmes ?

-On a une preuve, intervint mon meilleur pote.

Ah, elle se fit un peu plus alerte soudain. Paul tapota trois secondes sur son smartphone (qu’il avait sorti de sa poche lorsque nous étions entrés dans le commissariat) et lui montra l’écran. Elle se pencha, il augmenta le volume.

-Vous entendez ce bruit ? je lui demandai. On dirait un appareil photo, quand on appuie sur le bouton et ça fait « tchac-tchac-tchac ». Celle qui filmait était apparemment en train de prendre des clichés en même temps.

Elle observa très attentivement la vidéo quand on vit le mec tirer sur celui qui était à genoux devant lui.

Celle qui filmait ? Ça n’était pas l’un de vous deux ?

-Non. En réalité ce film m’a été envoyé hier d’une adresse que je ne connaissais pas, j’expliquai.

Petit raccourci, pour ne pas avoir besoin de lui révéler que nous étions entrés dans une boîte mail qui ne nous appartenait pas et avions fouillé dans les mails de Camilla.

Elle visionna le reste de la séquence, jusqu’à ce qu’elle s’arrête, et sembla réfléchir. Finalement elle décrocha le téléphone fixe derrière le comptoir et nous lança un regard des plus sérieux.

-Une petite seconde, d’accord ? J’appelle un de mes collègues…

Nous acquiesçâmes, elle fit descendre un certain Martin, qui arriva une minute plus tard.

-Qu’est-ce qu’il y a Pat ?

-Ces deux garçons ont apporté une vidéo amateur qui montre un homme se faire tuer. Real ou fake ?

Elle lui expliqua ce que nous lui avions rapporté, il se concentra intensément sur l’écran du smartphone de Paul. Quand le film s’arrêta à nouveau, il semblait songeur.

-Je ne sais pas… C’est dur à dire…

-La qualité n’est pas terrible, j’intervins, soucieux qu’ils nous prennent au sérieux, mais on voit très clairement quelqu’un se faire tuer, n’est-ce pas ?

Le dénommé Martin leva les yeux sur moi.

-Je ne sais pas… Tout ce qu’on peut dire, éventuellement, c’est qu’on croit voir un groupe de personne à travers la fenêtre d’un immeuble et qu’on dirait que l’un deux, à genoux, tombe sur le sol. Oui, on distingue quelque chose dans la main de l’homme debout face à lui, mais est-ce vraiment un pistolet ? C’est peut-être un taser, ou un faux revolver…

-Mais enfin ! je désespérai, voulant à tout prix qu’ils nous prennent au sérieux. Vous ne pouvez pas…

-MAIS, m’interrompit-il, même s’il n’y a qu’une faible chance que ce soit un vrai meurtre qui ait été filmé, nous nous devons d’enquêter. (Il souleva un sourcil.) Il va nous falloir plus de détails. Il faudra qu’on vous emprunte ce smartphone.

Je me retins d’esquisser un sourire triomphal ‒de son côté Paul déchantait.

-Me… me l’emprunter ? balbutia-t-il. Mais… pour combien de temps ?

-Est-ce que vous en avez fait des copies ? le coupa la policière. Il nous les faudrait toutes. On va vous faire faire une déposition. Quel âge avez-vous ?

-Euuuh, dix-sept ans, je dis.

-Moi seize, répondis Paul. Et demi !

-D’accord. Nous allons contacter vos parents, puisque vous êtes mineurs. Vous pouvez me donner leurs numéros ?

Paul et moi échangeâmes un regard doublé d’une grimace. Mince ! Ça par contre on s’en serait bien passé !

Objet : au secours

Chapitre 1

Je ne faisais rien de spécial, comme d’habitude. Les cours étaient terminés, j’étais en train de jouer sur mon ordi à un de ces jeux de plateforme en ligne, j’avais l’après-midi devant moi et j’avais bien l’intention de ne pas décoller de mon siège jusqu’au souper ‒quand ma mère viendrait me hurler dessus parce que c’était la troisième fois qu’elle m’appelait pour manger et que je ne l’avais pas entendue.

Sauf que… c’était pas trop dans les plans de l’univers de me laisser glandouiller tranquillement pendant quelques heures. Les forces cosmiques avaient apparemment des projets plus extrêmes pour le gamer invétéré que j’étais.

Mon natel émit un bip, le bip spécial que j’avais attribué à ma boîte mail, je tournai la tête vers celui-ci. Si les circonstances avaient été différentes, si j’avais été en plein milieu d’une bataille contre un troll ou un mage quelconque, je ne lui aurais prêté aucune attention. Si je n’attendais pas une confirmation de commande par mail d’un jeu en édition limitée en vente au Japon, je n’aurais même pas jeté un coup d’œil à mon smartphone. C’est drôle la vie quand même ; on pense qu’on fait nos propres choix, mais il y a pleins de circonstances qui nous font agir de telle ou telle manière à tel moment et pas à un autre.

Je saisis mon téléphone et le déverrouillai pour ensuite ouvrir le mail en question.

Qu’est-ce que tu fous ? s’agaça Paul.

En me voyant me figer sur l’écran, il s’était posé des questions. Nous jouions, moi depuis ma piaule et lui depuis chez lui, ensemble mais pas physiquement dans le même lieu. Nous nous parlions grâce à nos casques. (Le mien était tout neuf, je venais de le recevoir pour mon anniversaire.)

-S’cuse, je dis. J’ai juste reçu un message, deux secondes.

Il soupira et attendit. En consultant ma boîte de réception, je lus l’objet du message et fronçai les sourcils.

-Tiens, je fis à haute voix. Ça c’est bizarre…

Quoi ? demanda-t-il.

-J’ai reçu un mail avec comme sujet marqué « ausecours »… en un mot, tout collé.

Il eut un petit gloussement.

Ed, Ed, Ed… Tu t’es ramassé un phishing[1], c’est tout ! Balances-moi ce truc dans tes spams et viens terrasser ce fameux dragon ! J’ai bien envie de rabattre le caquet à cet elfe de mes deux, là. Tu sais, celui qui se la pétait à la taverne. Je peux pas le saquer !

J’aurais suivi son conseil si le fait que ces deux petits mots n’avaient pas été appondus. Les gens qui envoyaient des mails piégés étaient-ils si nuls que cela ? Curieux, je jetai un coup d’œil à l’adresse.

-Tiens ! m’exclamai-je malgré moi.

Quoi encore ? s’impatienta mon pote.

-Ben… Tu sais, d’habitude les phishings ont des adresses email à rallonge et sont hyper louches, avec plein de lettre dans le désordre, j’expliquai. Mais là ça semble normal.

Et alors ?

J’hésitai.

-J’ai bien envie de l’ouvrir… Histoire de voir quel genre d’arnaque ça cache.

Bah ouvre-le, qu’on passe enfin à autre chose. On a une quête sur le feu je te rappelle !

Son ton agacé ne m’échappa pas, mais je m’en fichais un peu. J’étais curieux.

-Je ne risque pas de me choper un virus si j’ouvre le mail ? je lui demandai.

-Mais non andouille ! Il faut pas cliquer sur les liens dedans, c’est tout ! Allez, grouille, qu’on voie ce qu’il y a dedans.

Je touchai l’écran tactile de mon smartphone, l’email s’afficha. Son contenu me laissa sans voix, il y avait juste des chiffres et des lettres à la suite, sans aucun sens. Voilà comment ils se présentaient :

Allimac-4991_20_70!?!

Alors ?s’enquit Paul. C’est ta banque qui te signale qu’il y a une erreur sur ton compte et qui veut tes codes, ta grand-mère qui s’est fait kidnapper en Ouganda ou tu as soi-disant gagné un million de dollars ? Si c’est une russe qui te trouve trop hot et qui veut t’épouser, fais-moi suivre le lien ! Je sais comment craquer ce genre de site…

-Non, c’est pas ce genre d’arnaque bateau, je secouai la tête. Y’a des lettres et des chiffres… Mais ça veut rien dire !

Merde, s’inquiéta-t-il, c’est du code ?

-Nan, je crois pas. (Je marquai une pause pour réfléchir.) On dirait un genre de mot de passe.

-Ah bon. On s’en fout alors. (Je l’entendis renifler, impatient.) On joue ?

-Tu trouves pas ça hyper bizarre ? je m’étonnai.

-Un mec chelou t’envoie un mail avec des trucs incompréhensibles, y’a pas de quoi fouetter un chat. (Je l’entendis mastiquer ‒des chips probablement, à en juger par le bruit.) Tu peux parier que c’est quelqu’un qui a envoyé son message trop vite, et qui s’est planté d’adresse.

Il n’ajouta rien et son avatar (un guerrier roux avec une tresse et des muscles d’acier, couvert de peaux de bêtes) reprit son chemin dans le jeu, me devançant. Il devait estimer que la discussion était close.

Je n’arrivais pas à quitter le message des yeux. La personne qui me l’avait envoyé avait écrit « ausecours », tout appondu, comme si elle avait été si pressée de le taper et qu’elle en avait oublié les espaces. Ça pouvait aussi être de la distraction… Pourtant cette explication ne me satisfaisait pas. J’étais vraiment trop curieux.

ED !

Je sursautai. Paul me regardait (toujours dans le jeu) avec les sourcils foncés.

-Qu… Comment ? je balbutiai.

Qu’est-ce que tu fous ?! Je te parle, tu m’écoutes ?

-Je… Attends encore un instant, je veux vérifier quelque chose.

Quoi encore ? fit-il, exaspéré à présent.

J’ouvris mon navigateur web favori et tapai l’adresse mail dans la barre de recherche.

-C’est un journaliste apparemment, je constatai.

-Mais de qui ?

-La personne qui m’a envoyé le mail.

-Putain t’es encore là-dessus ?! Lâche l’affaire mec, c’était juste une erreur !

-C’est le News Daily, je continuai sans lui prêter la moindre attention. On dirait que ceux qui bossent là-bas ont des adresses pro. (Je cliquai sur le premier lien, qui me renvoya à l’annuaire et l’organigramme du journal.) Ah, j’ai un nom.

Il grommela quelque chose d’inintelligible, puis reprit d’une voix un peu moins maussade.

C’est qui alors ?

-Une certaine… Camilla Dietrich.

Je l’entendis pianoter sur son clavier. Apparemment il était quand même un peu intéressé on dirait… Je regardais l’adresse mail : c.dietrich@newsdaily.com. Ouais, ça correspondait bien. « C » pour Camilla…

Bon, ben tu sais qui est ton hacker mystère maintenant. Pas si mystérieux que ça d’ailleurs…

-On dirait. Tu penses qu’elle s’est trompée de destinataire ?

Je pus presque entendre ses yeux rouler dans ses orbites.

Noooon, tu crois ?

-Sois encore un peu plus cynique please, j’ai pas très bien saisi le sarcasme.

Je me sentais un peu déçu, que ça se termine aussi facilement. Je voulais pousser la recherche plus loin, savoir, comprendre pourquoi j’avais reçu cet email, mais je ne savais pas où creuser pour avoir des réponses. J’étais près à laisser tomber ‒mais c’était sans compter sans mon meilleur pote ! Il s’était pris au jeu.

Elle a publié pas mal d’article, commenta-t-il. Elle est active depuis… 2015. En tout cas c’est la date marquée sur les plus vieux articles qu’elle a publié.

-Pourquoi m’a-t-elle envoyé ce mail, à moi ? dis-je à haute voix. Et pourquoi ces lettres et chiffres incohérents ? Je ne pige pas.

Un silence s’ensuivit. Je le sentais qui cogitait à travers le casque, il était en train de réfléchir intensément.

Fais-moi suivre le mail. Je vais tester un truc…

-Quoi ?

Je le lui envoyais, je l’entendis pianoter à nouveau.

-Je vais voir quel genre de boîte mail ils utilisent, et je vais entrer dans celle de ta Camilla mystère.

-On a vraiment le droit ? je m’inquiétai. C’est pas illégal ça ?

Bah, c’est elle qui t’a filé son code, ricana-t-il, je vois pas ce qu’il y a d’illégal !

Pas faux. Je me redressai sur mon siège, très excité tout à coup.

-Fais un partage d’écran mec, je dis. J’aimerais voir ce que tu vas trouver !

-Ok ok…

-T’as pas peur de te choper un virus ou un malware en allant dans sa boîte mail ?

-Mais nan, j’ai des firewall de ouf, et des protections en béton armé ! Le moindre petit ver ou cheval de Troie dans mon ordi et il se fait azorer !

Il m’envoya une demande pour que je puisse voir ce qu’il faisait sur son ordi en temps réel, j’acceptai. Je me calai dans mon siège et observai le ballet de la souris en spectateur.

Paul alla grailler dans le plan du site web du journal pour trouver un lien vers leur intranet (le site que les organisations utilisent généralement en interne pour les communications qui ne regardent pas le public) et dénicha après avoir suivi quelques fausses pistes le nom de la boîte mail des journalistes. Il y entra l’identifiant de Camilla ‒son adresse, quoi‒ et ensuite le code.

Je retins mon souffle, la page chargea.

Sésame, ouvre-toi ! rigola mon pote.

La boîte de réception s’afficha. Mes yeux parcoururent les objets des mails, il y en avait de nombreux qui n’avaient pas été lus. Paul (toujours en train de partager son écran avec moi pour que je puisse assister à ses moindres mouvements) descendit pour voir si un intitulé semblait plus prometteur que les autres.

Plein de noms… Bof, rien de palpitant.

-Attends, je l’interrompis, fiévreux. Regarde, c’est marqué qu’il y a un brouillon en attente. Clique sur ce dossier. (Il obéit.) Il n’y a qu’un seul message en attente, il n’a ni adresse, ni texte, ni objet. C’est trop bizarre, personne ne fait ça…

-C’est pas si bizarre… Mais bon ! Au point où on en est, ce serait bête de s’arrêter en si bon chemin.

-Ouvre-le ! je l’exhortai.

Il s’exécuta, son curseur se déplaça sur le message et il cliqua dessus. Aucun texte, rien, juste un fichier vidéo.

-On prend les paris ? Sextape ou vidéo de chaton ?

Je ne dis rien, trop impatient pour prendre la peine de lui répondre. Il cliqua dessus pour la visionner.

La vidéo durait environ six minutes. Elle était de très mauvaise qualité, probablement filmée avec un téléphone, à la sauvette, à travers une fenêtre qui donnait sur un immeuble. Dans cet immeuble, on pouvait voir qu’un groupe de personne était rassemblé en cercle et qu’ils… discutaient ? C’était dur à dire, l’image était vraiment pas terrible, elle tressautait et elle bougeait.

-Putain, on voit presque rien !

La personne en train de filmer (était-ce Camilla ?) zooma et on distingua vaguement mieux ce que les personnes étaient en train de faire. Ça n’était pas une gentille petite réunion entre amis en réalité. Ils étaient cinq ou six et ils se disputaient. L’un d’eux était à genoux, et un autre tenait un pistolet, braqué sur la tête du premier.

Je n’eus pas le temps de tout à fait réaliser ce que je voyais que le type avec le flingue tira. Celui qui était à terre s’effondra, sa tête partant en arrière.

T’as vu ce que j’ai vu ?! s’exclama Paul. Putain, c’est un fake ou pas ?

Je déglutis, incapable de répondre.

La vidéo continuait, il me semblait qu’elle tremblait un peu plus. Soudain un mec de l’immeuble aperçu notre caméraman et la pointa du doigt, puis se mit à gesticuler. Les autres types s’agitèrent, mais l’image devînt floue et commença à bouger dans tous les sens. La personne qui filmait courait, apparemment, elle dévala des escaliers à toute vitesse, sortit dans la rue et continua sa course. Des cris (que je percevais à travers le casque de Paul, n’ayant moi-même pas mis le son sur mon ordi) l’interpellant retentirent. Elle ne s’arrêta pas et appela un taxi qui passait d’une voix désespérée ‒mais que je remarquai être très agréable malgré la course et l’urgence de la situation. Je serrai les poings, le cœur battant. Allait-elle leur échapper ? Vite ! Enfuis-toi, dépêche-toi !

Elle sauta dans le taxi et la vidéo resta immobile pendant trente secondes, montrant le pied et le bas du pantalon de la fugitive, puis elle arrêta d’enregistrer.

C’est moi ou… on vient d’assister à un meurtre ? commenta Paul.

-Ecoute… C’est soit ça, soit Warner Bros qui a décidé de créer des bandes-annonces hyper réalistes…

Nous nous tûmes, encore un peu choqués malgré les dizaines de films tous plus trash les uns que les autres que nous avions vus. J’étais en sueur, et j’avais les mains glacées.

-Bon. Qu’est-ce qu’on fait ?

Très bonne question…

[1] Phishing = mail d’accrochage piégé

Under la cathé 8

Grâce à ma bonne nuit de sommeil, mon humeur s’améliora. Mais je faisais toujours des rêves étranges et confus, où les sons m’agressaient et les ombres se mélangeaient en une masse indistincte. C’était très étrange.

 

Je restais fidèle à moi-même, allant au gymnase, m’occupant d’Armelin, faisant mes devoirs, mes rapports avec ma famille s’étaient un peu détendus et mon quotidien était aussi normal qu’il avait pu l’être jusqu’à maintenant.

Enfin, jusqu’à aujourd’hui…

 

Je m’étais réveillé d’humeur neutre ce matin, mais soudainement, à midi, elle changea d’un coup. Le soleil passant par la fenêtre se mit à m’agresser les yeux et je le sentais presque me transpercer la peau pour atteindre mes os. Je changeai de place pour être à l’ombre, mais je n’arrivai pas à calmer ma colère, à fleur de peau et énervé. Je n’avais pas envie de voir qui que ce soit et voulais tuer tout le monde.

 

Malheureusement, j’avais encore trois cours et n’étais pas le genre de gars à sécher sans avoir une bonne raison. Je tentai de me raisonner et me calmer pour supporter mon après-midi en classe avec mes camarades, mais rien n’y fit. Plus le temps passait, plus mon agacement croissait. Le bruit du stylo que Maxence faisait tourner dans sa main m’insupportait, les faux ongles d’Alex sur le bois de la table me donnait envie de les lui arracher un à un et les commentaires chuchotés à mi-voix dans mon dos à propos du cours m’arrachaient des soupires exaspérés. Ne se rendaient-ils pas compte qu’ils étaient bruyants ? Fatigants ? Invivables ? Les minutes défilaient, mes pensées s’obscurcissaient à m’en faire peur. Je m’imaginai foutre le feu à la classe, briser des nuques et balancer mon bureau par terre. Même mon voisin de table le sentait –il me jetait des regards en coin, franchement mal à l’aise.

 

Le poing serré à m’en faire péter les jointures, je levai la main droite, le visage dur.

 

-Madame ? fis-je, tendu comme un arc. Est-ce que je peux aller aux toilettes ?

 

La prof d’histoire me lança un regard inquisiteur par-dessus ses lunettes d’intello.

 

-C’est bientôt la pause… Vous ne pouvez pas vous retenir d’ici là ?

 

Il y eut quelques ricanements de circonstance qui me donnèrent envie d’envoyer mon cahier voler à travers la pièce. Je fis non de la tête d’un mouvement sec, elle soupira.

 

-Eh bien allez-y, lâcha-t-elle d’un petit ton fataliste.

 

Je me levai et sortis d’un pas martial. Une fois la porte refermée derrière moi, je me mis à marteler le sol. J’étais furieux contre la prof, furieux contre les élèves, la terre entière et moi-même de ne pas avoir un meilleur self-contrôle. J’avais l’impression d’avoir toujours été en rage et que la violence que je sentais en moi ne faiblirait jamais. Je voulais boxer les murs, j’en avais marre de traverser toujours le même couloir encore et encore depuis le début de l’année. Qu’est-ce qui m’arrivait ?

 

La porte des wc heurta le carrelage et le son que la poignée en métal produisit contre les catelles me procura une satisfaction morbide. Si je ne m’étais pas dominé, j’aurais fait volte-face et aurais saisi le battant pour le renvoyer dans le mur. Comme ça. Juste pour le plaisir.

 

J’ouvris le robinet d’eau et en recueillis au creux de mes mains pour m’asperger le visage, un peu de fraîcheur me fit du bien. Je restai là, immobile, à fixer le lavabo pendant cinq minutes. Mon énervement ne s’en allait pas, il ne faiblissait pas d’un iota. Je tentai de respirer profondément, de me détendre, rien n’y fit. Impossible de me débarrasser de ces pulsions de rage, de ce besoin de me défouler sur quelque chose ou quelqu’un.

La sonnerie retentit, je soupirai. Je reculai d’un pas. Autant partir, des mecs allaient sûrement se pointer et je n’aurai plus la paix.

 

En revenant en classe, je constatai qu’un gars s’était assis sur ma table pour discuter avec une fille. Je fronçai les sourcils – je trouvais cela inacceptable.

 

-Tom, dis-je en interrompant leur conversation, tu es sur ma table. Tu pourrais bouger ?

 

Il me jeta un regard surpris (je n’adresse généralement pas la parole à mes camarades), mais ne bougea pas.

 

-Ça va, je te dérange pas, là. T’as qu’à t’asseoir sur ta chaise Cam.

 

Et il se tourna vers Lily, s’imaginant que l’incident était clos.

 

-Si, insistai-je, ce qui n’était pas du tout dans mes habitudes. Tu me déranges. Dégage.

 

Il fronça les sourcils.

 

-Oh ça va, calme-t…

 

Je le saisis à la gorge, il ne finit jamais sa phrase.

 

Lily cria, je l’ignorai. Tom n’osa pas bouger, j’avais planté mes doigts dans son cou pour l’agripper et le moindre de ses mouvements aurait pu arracher sa peau. Ma main formait une serre, je savais que je lui faisais mal, mais cette pensée était accessoire, secondaire. Tout ce qui comptait pour moi était qu’il m’obéisse. Qu’il comprenne que je lui étais supérieur, que sa misérable existence de mortel ne tenait qu’à mon caprice.

 

Il attrapa mes poignets pour me faire lâcher prise, je clignai des paupières. Qu’est-ce qui me prenait ? D’où me venaient ces pensées ?

 

Je le libérai de suite, interdit. Tom était furieux.

 

-T’es taré ! s’énerva-t-il. Putain, tu m’as fait mal !

 

-Désolé, murmurai-je d’une voix blanche. Je ne suis pas… dans un bon jour.

 

-Espèce de malade mental ! cracha-t-il en s’en allant.

 

Lily passa à côté de moi en me jetant un regard accusateur, je m’assis précipitamment. Je mis ma tête dans mes mains, n’y comprenant rien.

 

Heureusement que la prof était sortie pour prendre un café et qu’elle n’avait pas assisté à la scène.

 

 

À son réveil, Armelin me parut agité. Il nous salua du bout des lèvres, l’air renfrogné. Ma sœur (qui m’avait accompagné ce soir-là) ne se rendit compte de rien, mais je pouvais sentir l’irritation de notre ancêtre. Elle était presque palpable.

 

Cela me troubla plus que je ne saurais l’expliquer. Armelin était toujours d’une humeur neutre, il restait impassible en toutes circonstances, j’avais pu le constater par moi-même lorsqu’il avait tué trois hommes sans ciller. Qu’il puisse ressentir des émotions, et qu’en plus il soit dans le même état d’énervement dans lequel j’avais été toute la journée, me déstabilisait.

 

-J’ai fini, annonça-t-il en revenant après seulement deux heures. Il y en a trois ce coup-ci.

 

Mon aînée écarquilla les yeux. C’était la première fois qu’il en ramenait autant dans un laps de temps aussi court. Je me levai, observant le vampire en silence. Se pourrait-il qu’il se soit défoulé en tuant des gens pour évacuer sa colère ?

 

-Comment vas-tu aujourd’hui Armelin ? lui demandai-je d’un ton badin, guettant sa réaction.

 

Je vis son dos se crisper. Il se tourna vivement vers nous, ne retenant pas sa vitesse surnaturelle comme il avait l’habitude de le faire pour ne pas nous surprendre. Ma sœur eut un mouvement de recul.

 

-Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? cracha-t-il.

 

-Je posais juste la question…

 

-Occupe-toi plutôt des cadavres, me coupa-t-il, excédé. Tu es là pour ça.

 

Il sortit d’un pas rageur, nous plantant là. J’étais pensif : c’était la première fois qu’il s’emportait ainsi contre moi.

 

-Depuis quand est-ce que tu essaies de taper la discuss’ avec lui ? chuchota furieusement mon aînée.

 

Je ne répondis pas, haussant juste les épaules. Elle leva les yeux au ciel.

Under la cathé 5

J’émergeai en poussant un hurlement à réveiller les morts.

 

Assis dans mon lit, ma respiration haletante, je réalisai où je me trouvais. Ah. J’étais dans ma chambre, à la maison. Pas dans une pièce aveugle avec des hommes morts à mes pieds, maculant le sol de leur sang.

 

Je passai ma main dans mes cheveux, agacé. C’était la troisième fois que je faisais ce cauchemar ! À chaque fois c’était la même scène qui se répétait: ces types qui me battaient, l’intervention d’Armelin – et sa morsure. Je me réveillais toujours en proie à la panique, avec l’intime conviction que tout était réel, ressentant presque ses crocs dans ma chair. Ça brûlait. Ça faisait mal. C’était comme si je le sentais encore…

 

Je rejetai mes couvertures et sortis. J’allai dans la salle de bain en me traitant d’imbécile et me plantai devant la glace pour m’examiner à la lumière du néon. Outre un teint blafard et des cernes, il n’y avait rien d’anormal chez moi. La peau de mon cou était parfaitement lisse, preuve que j’avais bel et bien rêvé.

 

Je tentai de ne pas me mettre à gamberger. Je ne pensai pas qu’Armelin soit capable de mordre un membre de sa propre famille. Mon père avait été clair là-dessus quand j’étais enfant: si notre ancêtre s’en prenait à nous de quelque manière que ce soit, nous devions venir l’en avertir. Effectivement, nous étions plus ou moins à sa disposition pour lui rendre service, mais cela ne lui permettait pas d’abuser de notre personne.

 

Néanmoins, je ne doutais pas qu’il ne puisse maquiller son méfait s’il lui prenait l’envie de nous… « goûter». Il était très vieux, j’imaginais, et j’avais beau ne pas être un expert en vampires, j’avais vu suffisamment de films montrant que ces créatures possèdent des pouvoirs hors du commun. Même si la fiction n’est pas toujours juste, mon instinct me dictait qu’il y avait une part de vérité. Et j’avais constaté à une ou deux reprises la force, la rapidité et la supériorité de certaines de ses capacités.

 

Je jetai un regard à mon reflet, qui me semblait un peu sur les nerfs. Toutes ces interrogations stériles m’irritaient, je tournais en rond. Je ne pouvais pas avoir inventé tout cela (je n’avais pas assez d’imagination !) mais l’option inverse me dérangeait plus.

 

Malheureusement, je m’appliquais à éviter depuis plus d’une semaine la seule personne capable de me dire la vérité.

 

 

 

Je descendis pour la première fois les escaliers menant aux sous-sols de la cathédrale avec une certaine réticence. Je n’appréhendai pas de voir Armelin, je n’étais juste pas très chaud pour le confronter. Voilà.

 

J’allumai une bougie en arrivant tout en bas et m’assis à même le sol. J’étais moins calme qu’à l’accoutumée, tapant vaguement du pied et regardant l’heure sur mon portable toutes les quinze minutes. J’étais pourtant arrivé le plus tard possible, pour ne pas avoir à attendre son réveil pendant trois plombes, mais mon avidité à vouloir des explications me rendait impatient.

 

Finalement, le soleil dût se coucher, car Armelin ouvrit son cercueil et se redressa.

 

– Bonjour, fis-je d’un ton cassant (si-si, c’est possible).

 

– Camille, constata-t-il. Comment te sens-tu?

 

– Hein ?

 

Il me m’avait jamais posé cette question auparavant.

 

– Est-ce que tu te sens mieux ? demanda-t-il, l’air aussi indifférent que s’il s’enquérait du temps qu’il faisait ce matin. (Il se leva et arrangea sa chemise.) Voilà une semaine que je ne t’ai pas vu.

 

– Oui. J’ai été très occupé dernièrement. Le gymnase, les devoirs, tout ça…

 

J’avais réussi à persuader mon frère et ma sœur de s’occuper de notre ancêtre jusqu’à hier, mais ils avaient fini par en avoir marre. Pendant des années, j’avais toujours été plus que disposé à le faire alors qu’eux avaient plutôt tendance à rechigner. Ils se sont sentis obligés de me rendre ce service – mais apparemment leur peur d’Armelin surpassait leur pseudo gratitude, puisque j’étais de corvée ce jour-là !

 

– Oui, je comprends… et j’imagine que ton enlèvement t’a causé un choc. Tu as dû prendre du temps pour t’en remettre.

 

– Mon enlèvement ? (Donc, je n’avais pas rêvé !) Toute cette histoire était réelle !?

 

– Bien sûr, hocha-t-il la tête . Tu ne te souviens pas de ces hommes ? De ce qu’ils t’ont fait ? De ce que JE leur ai fait ? (Je ne pus réprimer un léger frisson.) Connaissant ta curiosité naturelle, je m’imaginais que tu me harcèlerais de questions… comme toujours.

 

– Tu… Tu serais d’accord de me répondre ? m’étonnai-je.

 

– J’y suis plus que disposé, haussa-t-il les épaules, vu que tu as été blessé par ma faute. Et que malgré ça tu t’es gardé de tout révéler à ton père…

 

– Ah. Ce n’est pas quelque chose à aller répéter… Cela a-t-il un rapport avec ton « travail »?

 

Armelin rapportait des sommes colossales à la famille, mais on ne savait pas toujours d’où il gagnait cet argent. Ces occupations liées à la famille étaient légales, mais on ne comptait que sur sa parole. Il ôta sa chemise et sortit une neuve du sac que je lui avais apporté. Il l’enfila et se mit à la boutonner.

 

– Non, fit-il sèchement. L’argent que j’ai emprunté à Marcelo n’a été utilisé ni pour les placements de la famille, ni pour financer la société de ton père.

 

– Pourquoi tu as demandé de l’argent à cet homme et non à papa ? C’était un prêteur sur gages, ou un truc du genre ?

 

– Tu penses que je dois aller mendier auprès du « chef de famille » pour obtenir ce que je veux ? Je possède mes propres comptes Camille ! Mais dans cette situation j’avais besoin d’une somme conséquente, et en échange d’un service Marcelo me la fournissait.

 

Son ton était tendu. Si son visage n’exprimait pas autant de calme, j’aurais pensé que mes questions le mettaient sur les nerfs. Pourtant, c’est lui qui avait accepté d’y répondre ! Je persévérai :

 

– Et tu ne lui as pas rendu ce service.

 

– Non. Parce qu’en plus d’être illégal, ça m’embêtait.

 

Il n’en dit pas plus. Je revins au sujet qui me préoccupait le plus.

 

– Que s’est-il passé après que tu m’aies libéré ? poursuivis-je. Tu es apparu comme par magie, tu as tué ces hommes et je me suis retrouvé dans ma chambre SANS UNE ÉGRATIGNURE. Comment est-ce possible ?

 

Il ne cilla pas malgré mon ton chargé de sous-entendus. Je savais déjà qu’il avait du mal à saisir le second degré, mais là même lui aurait dû comprendre que je l’accusais.

 

– Tu t’es évanoui, tout simplement. Tu as subi une expérience horrible en étant attaqué par Marcelo et ses gros bras, ils t’ont enlevé et ils t’ont salement amoché. Tu as sûrement relâché la pression en sachant que tu étais en sécurité avec moi.

 

– Ah ouais ? Mais comme tu le dis si bien, ils m’ont passé à tabac. Comment se fait-il que je n’aie aucune marque ? Pas de bleus, de contusions, pas la moindre petite douleur ?

 

Pour la première fois en plus de quatorze ans que je le connaissais, Armelin étira ses lèvres en un sourire fin et chargé d’ironie. Et croyez-moi, c’était encore plus flippant que d’apercevoir ses crocs.

 

– Ça… fit-il à mi-voix en retenant un ricanement, c’est mon petit secret.

 

Trop perturbé ce jour-là par les réactions de mon parent et surtout à court de questions à poser, je n’approfondis pas mon interrogatoire.

 

Ce que j’allais regretter amèrement au cours des semaines suivantes… Et des années à venir.

Happy new year bébé (Partie 2)

Happy new year bébé (Partie 2)

 

Aujourd’hui samedi 31 décembre, c’est jour de congé… et donc grasse mat ‘ en perspective.

Ilona se réveille à midi, complètement crevée par cette nuit que quelqu’un a effacé de son esprit.

-Bien dormi? s’enquiert-elle auprès de son invitée non désirée.

-Pas mal.

 

Apparemment elle n’a pas l’intention de lui rendre la politesse ! Sans s’en formaliser, Ilona consulte ses SMS, ne pensant pas trouver grand-chose. Aussi est-elle surprise quand elle voit un court message de Nathan :

Vs ds rég ! Fts gaf Urs

-Ursu… euh, Nolwenn? Ce message t’es destiné, je crois.

Cette dernière pâlit en décryptant le charabia de son ami.

-Des complications ? chuchote Ilona.

Des vampires dans la région. Fais gaffe Ursula ! », traduit la louve. Ouais, on est dans la merde. Écoute, ne bouge pas de là, je vais me renseigner en ville, OK ?

-Bien sûr, acquiesce l’autre, l’estomac dans les talons.

 

Les nouvelles que ramène Ursula un peu plus tard n’augurent rien de bon.

-Mon contact pense qu’ils veulent venger John. Ils te cherchent toi car l’un d’eux a entendu une conversation entre des loups. Ils sont une dizaine et à peine à un kilomètre d’ici.

-Combien de temps avant l’affrontement ?

La géante ouvre de grands yeux.

-On se tire ! Qui te parle d’affrontement ?

-Mais vous avez tué un vampire…

-On était à cinq contre un ! Un loup-garou ne peut rivaliser avec un seul vampire, alors imagine avec une dizaine !

-Je vais prévenir ma mère que nous partons.

-On n’a pas le temps, ils seront là dans quatre minutes max ! piaille Ursula en chopant la blonde par le bras et en l’entraînant dehors.

(Quatre minutes ? Waah, c’est rapide.) Comme Ilona n’est qu’une humaine, elle ne peut pas aller aussi vite que la louve le voudrait et l’autre la tire presque. Elles atteignent le fameux parc où la jeune humaine et le vampire se sont croisés il y a moins de dix jours et Ursula décide d’employer les grands moyens.

-On ne leur échappera jamais comme ça. Il faut que tu montes sur mon dos.

 

Elles passent entre deux maisons pour ne pas être vues et se dirigent vers la forêt du parc qui se situe juste à côté de la maison des Simmons. Croyant halluciner, Ilona regarde Ursula se dévêtir en plein milieu d’une clairière enneigée… et se transformer en loup.

Des poils lui sortent du corps très rapidement et elle tombe à quatre pattes.

-Aller, grimpe sur mon dos !

-Comment arrives-tu à parler ?

-C’est pas le moment de faire causette, gronde-t-elle en montrant les crocs. Monte !

Ilona s’installe sur la croupe de l’animal et s’agrippe à son cou.

-Ne tire pas mes poils ! couine-t-elle en se mettant à courir.

 

Appréciant la vitesse, la jeune fille passe sa main dans la fourrure rêche d’Ursula. Elle se déplace plus vite que n’importe quel autre animal. Les troncs deviennent flous, mais elle parvient à rester en équilibre sur son dos. Quelle sensation enivrante ! Comment est-ce que ça serait avec Nathan ?

Malheureusement, l’ivresse passe et les trouble-fêtes débarquent. Ils sont infiniment plus rapides, Ursula a surestimé ses capacités en s’imaginant les semer. Ils l’encerclent et Ilona compte onze vampires.

Et elle fait la chose la plus stupide du monde ! Elle saute à terre et file entre les buissons, trop rapide pour que les vampires songent une seconde à l’arrêter.

Ce qui est normalement impossible quand on est une humaine.

 

Six la poursuivent tandis que les autres s’occupent d’une Ursula folle de rage. Ilona court, mais sa tête veut retourner en arrière. Ses jambes et ses pieds sont contrôlés par une entité extérieure.

On la possède.

Elle stoppe près d’un gros rocher et fait face aux vampires, loin des yeux et des oreilles de la louve. Ils dévoilent leurs crocs en feulant comme de gros matous furieux.

-Bande d’incapables ! Vous croyez vraiment que des loups auraient pu me tuer ?!! hurle Ilona.

 

Elle écarquille les yeux; ça n’est pas sa voix, mais celle de John, qui sort de sa propre bouche!

-Maître John? s’étonne le plus grand vampire.

-J’habite le corps de cette fille, le temps de trouver mieux. Je n’avais pas le choix, les loups m’avaient retrouvé. En la mordant, je l’ai transformée en Servante.

-Votre vrai corps s’est changé en brume?

-Oui.

L’immortel s’était donc changé en brume et pas en cendres ? s’étonne Ilona. Mais quelle différence est-ce que ça fait ?

-Quand vous rappellerez votre corps, il reviendra ? demande un des sbires vampires.

-Exact, répond John à travers la jeune femme. Pour l’instant, mes aptitudes surdéveloppées sont dans ce corps malingre : ma force, mes yeux, mes crocs, mes griffes, mon ouïe et mon odorat.

-Maître, faites attention. Si elle se fatigue trop, dépérit et finit par mourir, vous disparaîtrez avec pour toujours. Vous vous devez de la ménager.

Ilona/John pose son index sur ses lèvres roses d’un air songeur.

-Je n’y avais pas songé. C’est agaçant ! Bof, hausse-t-il les épaules, je ferai avec.

 

Les vampires s’inclinent et disparaissent. Ilona sait immédiatement quoi faire après avoir retrouvé le contrôle de son corps : s’engueuler elle-même.

-Nan mais ça va pas s’pèce de malade?! Qu’est-ce tu fous en moi ?! Tu te casses de suite ou… ou…

« Ou quoi? raille la voix dans sa tête. Tu vas te suicider ? »

-Oh mon dieu… j’espère que vous ne me regardiez pas quand je m’observais dans la glace… hum, très dévêtue ?

« Je n’ai qu’une chose à te dire : très beau corps ! Et j’en ai vus dans ma vie, je m’y connais ! »

-Oh my gooooood! Vieux pervers ! Vicieux ! Sortez immédiatement !

«  Je dois récupérer, je suis très faible. Transférer mon esprit dans ton corps, séparer ma psyché de ma chair m’a pris énormément d’énergie. »

-Je m’en fous, barrez-vous ! Ou j’en parle à Nathan.

« J’ai un contrôle total sur ton corps. Tu ne peux rien dire sans mon accord. »

-Oh non…

« Et autant te le dire maintenant, enfonce-t-il le clou . Pour me nourrir, tous les soirs, j’ai tué des gens et j’ai bu leur sang. Avec ta bouche. »

 

Ilona secoue la tête, écœurée. Son esprit ne peut le concevoir, la voix est trop irréelle.

-Je vous en prie, allez-vous-en ! gémit-elle.

« Tu as tué. Tes mains sont couvertes de sang d’une dizaine de personnes… »

-Je fais une dépression chaque fois que j’écrase une mouche… c’est impossible.

« C’est la vérité. »

-Laissez-moi tranquille. Rendez-moi ma vie, barrez-vous… murmura-t-elle, au bord des larmes.

« Ilona Simmons, rien n’est dû au hasard. Tu t’es entichée d’un Homme-Loup. Ton existence ne sera plus jamais tranquille et paisible. Mais tu m’as l’air d’être une jeune femme qui aime l’action. Notre rencontre et mon choix de prendre ton corps n’est peut-être pas un hasard. Le futur nous révélera sûrement l’issue de cette union non désirée. »

Elle se fige. Les paroles du vampire, bien qu’elle le déteste, sont étrangement justes. Elle aime Nathan, bien qu’il soit un tueur et une créature dangereuse. Peut-être va-elle devoir endurer beaucoup de choses pour rester à ses côtés ?

 

Elle ne remarque pas le frisson d’excitation qui lui parcourt le dos. Une femme d’action…

-Hé ! La blondasse !

Ursula surgit d’entre les arbres, les poils dressés et les crocs découverts.

-T’ai-je dit de te barrer de mon dos alors qu’une bande de sangsues nous encerclait ? Je pense pas !

« Dis-lui que tu leur as tout expliqué, qu’ils ont sondé ta tête et sont repartis, ordonne John. »

 

Ilona répète mot pour mot ce que l’immortel lui a soufflé et Ursula hausse un sourcil –enfin, autant qu’un loup pouvait hausser un sourcil !

-Sondée? Quel effet ça t’a fait?

Ilona la regarde droit dans les yeux, mais commence à suer.

« Désagréable. On aurait dit qu’une ventouse aspirait mes moindres pensées. »

Elle répète pour la deuxième fois ce que John dit. Il l’aide, mais dans son intérêt. Espérant le piéger, elle essaie de prononcer : « j’ai un vampire dans la tête », mais les mots restent coincés dans sa gorge. Flûte! Le vampire avait raison.

 

Un autre loup surgit, plus grand et plus impressionnant encore, noir comme la nuit. Si l’encolure de Ursula arrive à l’épaule d’Ilona, celle de cet imposant animal dépasse le sommet de son crâne.

-Tout va bien Ilona? Ils ne t’ont pas blessée ?

-Nathan ? souffle-t-elle, estomaquée.

-Ha ha ha! Je te fais peur ?

 

Elle s’approche, fascinée et passe ses doigts dans le pelage de son copain. Il frémit et baisse son énorme tête à la hauteur de la jeune fille, plongeant ses yeux dans les siens.

Elle esquisse un sourire incrédule : il possède un regard similaire à celui qu’il a quand il est humain. Ilona fond comme neige au soleil et entoure son cou de ses bras. Il s’appuie contre elle et elle manque se casser la figure.

-Non, tu es la créature la plus merveilleuse que j’ai vue dans ma vie, murmure-t-elle en posant son nez sur sa truffe humide.

Ursula lève les yeux au ciel et souffle. Maudite soit l’ouïe des loups-garous !

 

 

-Allô maman ? Oui, je passe le Nouvel An avec des amis et Nolwenn. Non. Oui. Bien sûr, à plus tard. (Elle ferme son portable d’un claquement sec.) J’ai la permission de deux heures du mat ‘ les gars !

Les copains de Nathan émettent un « wéééé » général. Ils ont loué une salle dans un restaurant du centre-ville et vont fêter le Nouvel An ensemble. À la grande surprise d’Ilona, ils l’ont invitée à rester avec eux. Apparemment Ursula est la seule à se formaliser qu’un de leurs chasseurs sorte avec une bête humaine ! Tss !

 

Il y a quelques femelles, dont Ursula, et toutes semblent curieuses envers cette petite blonde qui a séduit le grand méchant loup. (Et un peu jalouses, autant ne pas se mentir !)

Le grand méchant vampire quant à lui se cache au fond de l’esprit d’Ilona, évitant de faire des commentaires sarcastiques à Ilona, car il n’est pas très à l’aise avec tous ses loups autour de lui.

Tous ne sont pas des chasseurs. Le groupe comprend une vingtaine de jeunes et ils ont chacun une permission de sortie apparemment. Ilona n’ose pas trop leur poser des questions directes comme elle le fait avec Nathan, elle n’a pas envie de les froisser par erreur.

 

Peu avant minuit, la fête bat son plein. Nathan emmène sa petite amie dans une pièce à côté, où il y a de larges sièges moelleux. Il s’y assied et la prend sur ses genoux.

-Pourquoi m’as-tu surveillée avec ces yeux là pendant toute la soirée ? demande-t-elle.

-Je ne veux pas te ramener saoule à la maison. Tes parents te priveraient de sortie.

-Je n’ai bu que quelques gorgées de vin, quel vieux jeu tu fais !

-Vieux jeu ? chuchote-t-il à son oreille. Vraiment…

 

Ses lèvres effleurent le cou d’Ilona et ses mains glissent sur ses hanches.

« Tsss! Le vieux truc du cou. C’est d’un minable… »

« La ferme John. J’ai le droit à un moment d’intimité avec mon mec quand même ! réplique-t-elle. »

« M’en aller quand ça devient croustillant? Rêve pas blondinette… »

« Pauvre type! »

-Ilona? Est-ce que ça va? Tu m’as l’air ailleurs…

-Non! Je… je suis fatiguée, c’est tout.

-Tu es très pâle. Et tu as maigri.

 

Elle hausse les épaules et l’embrasse. Elle repousse l’esprit du vampire et s’imagine l’enfermant dans une pièce capitonnée : cela fonctionne et John a beau tempêter, il ne peut sortir. Elle sourit et Nathan caresse son genou. Elle frissonne quand sa main remonte le long de sa cuisse. Waaah ! Il est vachement entreprenant ! Personne, même Steve n’a jamais osé aller aussi loin avec elle…

Elle passe ses doigts sous son t-shirt noir –ne porte-t-il jamais de couleurs ?!– pour sentir ses muscles. Ils sont bien dessinés, comme elle l’avait imaginé. Et où a-t-il appris à embrasser si bien ?

-Hé, les tourtereaux !

 

Ilona sursaute, mais pas Nathan –il a déjà entendu arriver Ursula.

-Minuit dans une minute !

Ils rejoignent les autres –un peu à contrecœur – et ils se servent un verre de champagne.

-10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1… bonne année !!!

Nathan immobilise la mâchoire d’Ilona de sa main droite et la regarde avec une intensité qu’elle ne lui connaît pas. Ils s’embrassent tendrement, puis il la serre contre lui. Elle enfouit son visage dans son épaule.

 

-J’espère que nous aurons moins d’ennuis cette année… Tu as enduré beaucoup de choses.

 

Elle ne lui réplique pas qu’un vampire dans la tête est peut-être une source d’ennuis possible, car John l’en empêche. Il est revenu. Sa gorge se serre d’inquiétude.

 

-Je t’aime… dit-elle simplement, espérant qu’il ne sente pas la pointe de tristesse dans sa voix.

 

Il ne répond pas. Il ne lui a jamais dit les mots magiques, et ça la peine. Même si elle peut attendre.

Nathan l’embrasse sur le front, de sombres pensées en tête, dont Ilona n’a pas conscience, trop préoccupée par les siennes…

 

À suivre

 

Note de l’auteur : Et voilà ! Pour l’instant c’est tout pour l’histoire entre Nathan et Ilona ! Il va falloir patienter un peu avant de pouvoir connaître la suite –que je n’ai pas encore écrite. N’hésitez pas à mettre votre avis sur ce chapitre !

Happy new year bébé (Partie 1)

Happy new year bébé (Partie 1)

 

Ilona Simmons tire ses cheveux blonds en une queue de cheval parfaite et examine son reflet dans le miroir. Mince, yeux bleus et silhouette élancée, tout est normal. Ce qui l’est moins, ce sont ces grands cernes mauves sous ses yeux. Pourtant, elle dort la nuit, et pas qu’un peu ! Elle s’effondre sur son matelas à 20 heures pour se lever difficilement à 7 heures le lendemain. Et ce, depuis plus d’une semaine.

 

Elle sort, emmitouflée dans sa grosse veste d’hiver et son écharpe. Elle se dirige vers la paroisse, frigorifiée. Elle s’est inscrite avant Noël pour aller rendre service au pasteur avec d’autres lycéens, elle en est quasi à le regretter à cause de son manque de sommeil ; elle paierait cher pour être encore dans son lit à ce moment-là !

Elle arrive juste à l’heure et s’assied à la hâte sur une chaise, essayant de ne pas se faire remarquer.

-Tu vas finir par être en retard.

 

Se débattant pour enlever sa veste, elle fusille du regard sa voisine de droite (ce qui est inutile, car ses beaux yeux bleus ne font jamais peur à personne), le pasteur se lève pour commencer la séance d’information.

-Bonjour. Je suis assez pressé au niveau du programme, alors on va faire rapidement les présentations : voici Nolwenn Foster, qui a déménagé ici il y a…?

-Deux jours.

 

Une nouvelle ? Ilona l’a complètement loupée ! Sa voix, venant d’un côté de la salle, est grave et bien posée, assurée. Ilona fronce les sourcils et se penche pour essayer de la repérer parmi le groupe de jeunes, car il lui semble l’avoir déjà entendue quelque part.

 

La peau mate, des yeux noirs insondables, une présence bien marquée et une haute stature, Nolwenn a tout le bas du visage recouvert de tatouages noirs qui s’arrêtent sur ses joues et passent même sur ses lèvres.

 

Notre blonde préférée a un sursaut en la voyant : est-elle un loup-garou ? Elle n’oserait pas aller le lui demander, ça ne se fait pas ! Et elle est peut-être seulement humaine, n’importe qui peut se faire tatouer.

Nolwenn pose son regard calme sur elle et la transperce de ses yeux acérés.

-Mademoiselle Simmons ? On ne dévisage pas les gens de cette manière.

L’intéressée fait volte-face, cramoisie, et tout le monde éclate de rire -sauf la nouvelle.

Elle va me prendre en grippe direct, songe Ilona.

 

Les travaux que leur confie le pasteur sont simples, pourtant la journée se déroule bizarrement. Ilona sent toujours Nolwenn l’observer, et quand elle se tourne pour vérifier, l’autre la dévisage sans gêne. Elle ne se montre pas très amicale avec les personnes qui l’abordent ; elle ne répond que par onomatopées et ne sourit pas, ne semblant pas vouloir se lier aux jeunes.

 

Être fixée ainsi pendant des heures est assez éprouvant, Ilona est vachement contente de retourner à la maison. Une fois au chaud dans l’entrée, elle pousse un long soupir.

 

-Ilona ? l’appelle sa mère. C’est toi ? On est dans la cuisine ! Rejoins-nous.

Nous ? Qui nous ? Il y a une visite surprise ?

-J’te raconte pas la journée que j’ai eue, soupire Ilona en traversant le couloir. On a…

Elle se fige sur le seuil. Nolwenn est assise en face de sa mère, une tasse de café à la main.

-Ton amie voulait te parler alors je l’ai laissée entrer pour papoter. Je ne savais pas que tu correspondais avec elle depuis si longtemps !

 

Ilona, la bouche ouverte, hésite à dire la vérité pour que sa mère vire cette intruse de la maison, mais une chose la décourage rapidement. Nolwenn se tourne vers elle avec une lenteur calculée et soulève le pan de son long manteau, dévoilant un couteau de chasse dans son fourreau.

-Tu ne lui as pas parlé de moi? dit-elle dans un sourire. C’est pas cool ça… On a mangé ensemble la semaine passée pourtant, et on s’échange des mails depuis des mois.

Ilona ne sait pas ce que cette fille veut, mais apparemment elle a envie de jouer à la meilleure copine. Nolwenn risque de les empaler si elle nie, ou pire !

-Franchement, quand elle a sonné à la porte avec tous ses tatouages je me suis dit : « Mais qui est cette grande perche ?! »

-Oui, marmonne Ilona. Au premier abord, on peut se méprendre. C’est une fille très… surprenante.

 

Et plus rapide qu’elle ! Ilona s’est dépêchée de rentrer, mais Nolwenn l’a devancée, et de beaucoup vu qu’elle a eu le temps de boire un café avec sa mère.

-On a des devoirs de vacances à terminer, annonce soudain la grande fille, dépliant son immense corps en se levant.

-Bien sûr, travaillez bien les filles !

La géante chope Ilona par le coude et la traîne à l’étage en lui faisant signe de se taire, un doigt sur les lèvres. Qui est-elle ? Que veut-elle ? Est-ce une simple détraquée ? Ou une ennemie de Nathan qui veut s’en prendre à la famille d’Ilona ?

Elle pousse cette dernière dans sa propre chambre et s’enferme avec elle.

-T’es plus coopérative que ce que j’pensais.

-Qu’est-ce que tu me veux ? Me tuer ?

 

Elle se laisse tomber sur le lit et -oh miracle !- sourit.

-C’est difficile à croire, mais je suis là pour te protéger.

-Bien sûr…

-Je suis une louve. Tu l’as tout de suite deviné, non ? Je suis une amie de Nathan.

-Comment pourrais-je te croire ?

-Je ne m’appelle pas Nolwenn, mais Ursula.

 

Ilona ouvre de grands yeux. Évidemment ! C’est pour ça qu’elle reconnaissait sa voix, elle l’a entendue dans la clairière il y a une semaine.

-Toi ! Tu es horrible, tu étais prête à me sacrifier pour attraper le vampire !

-Nathan mérite mieux… et il doit se concentrer sur son job, pas s’enticher d’une bête humaine.

-Il n’y a pas de niveau au-dessus de chasseur !

La louve hausse un sourcil, étonnée que cette pauvre fille sache ça.

-Non, admet-elle. C’est vrai.

-Pourquoi es-tu entrée comme ça chez moi et m’as-tu menacée avec un couteau ?

-Je n’aurais jamais blessé ta mère, t’inquiète. Pas seulement parce qu’elle est amusante, mais parce que je savais que tu m’obéirais si je te faisais peur. Je ne voulais pas que tu crées de scandale, c’est pour ça que j’ai recouru à cette méthode.

-Il y une chose que je ne comprends pas…

-Ça ne m’étonne pas venant de toi.

-… pourquoi tu joues les gardes du corps ? termine Ilona en la fusillant du regard.

 

La louve inspire profondément avant de répondre, choisissant bien ses mots :

-Le vampire qui t’a mordu… était très vieux et puissant. Il se trouve que sa salive peut te transformer en goule n’importe quand.

-En QUOI ?!

-Pchhhhhht ! Moins fort !

-Maismaismais… je veux pas devenir une… une goule ! (La blondinette se fige.) Qu’est-ce que c’est d’ailleurs ?

Ursula hésite, sentant que l’autre risque de péter un câble en apprenant la vérité.

-Un genre de… de zombie qui…

-PARDON ?! Quelle horreur !

-Silence !

-J’aime pas les zombies ! C’est dégueu et ça me donne des cauchemars !

-Att…

-J’adore ma vie ! Je veux pas dévorer des gens et devenir…

-Putain ! Laisse-moi terminer mes explications, merde !

 

Ilona la regarde d’un air paniqué et se mord la lèvre, au bord des larmes.

-Tu es ici pour protéger les autres de moi, hein ?

-Aussi oui. Mais principalement pour veiller sur toi. Nathan dit que tu as besoin d’être aidée si d’autres vampires veulent s’en prendre à toi.

-Oh my god.

-Il faut que je te suive 24h sur 24, car d’imperceptibles changements peuvent indiquer une transformation imminente.

-Bouhouhou… (Ilona percute ce que la louve vient de lui dire.) Attends, quoi ? 24h sur 24 ?

-Je dois rester dormir avec toi.

-Oh, mais bien sûr, ironise Ilona. Je vais faire passer en douce une louve de deux mètres pendant la nuit et la faire dormir sur le canapé du sa…

 

Elle s’interrompt au milieu de sa phrase, dévisageant Ursula comme si elle venait de comprendre les lois de l’univers tout entier.

-Quoique… Oui, ça peut passer.

-Hein ?

-Vu que t’as déjà charmé ma mère… je vais lui demander si tu peux rester dormir.

-Madame Simmons est plutôt sympathique pour une humaine… quel dommage qu’elle ait une fille telle que toi.

-Occupe-toi de ta propre mère, OK? Laisse la mienne tranquille.

-Mes parents ont été tués quand j’avais cinq ans.

 

Ilona se fige, la main sur la poignée, et bafouille :

-Je… excuse-moi.

L’autre hausse les épaules d’un air détendu.

-Tu ne savais pas. Bon, alors je peux m’installer ?

-Je vais lui demander pour ce soir, elle devrait être d’accord. Mais je ne te veux pas ici pendant dix ans, trouve-toi un autre endroit pour dormir !

-Ouais, ouais.

 

Elle s’allonge sur le lit d’Ilona et joue sur son portable. Pas gênée…

La blondinette dévale les escaliers, une boule dans la gorge. Ursula la déteste, mais elle n’a rien fait pour ça. Elle sort simplement avec Nathan ! On dirait que pour un loup, être avec un humain c’est la dèche.

-Maman ? Ursu… euh, Nolwenn peut-elle rester ici cette nuit ?

-Bien sûr. Je m’en doutais, j’ai déjà rajouté un couvert.

-T’es la best. Ci-mer, rit-elle en collant un bisou sur la joue de sa mère.

Elles montent au grenier pour prendre un matelas. Quand Ursula les voit entrer avec, elle bondit du lit et les aide immédiatement. Une fois la mère de famille partie, les deux jeunes filles font le lit.

-Comment tu connais Nathan ?

 

La louve lui accorde à peine un regard.

-La soeur de son père m’a adoptée.

-Waouh. Ça fait perpèt’.

-Ouais.

-Et vous êtes amis depuis ?

-Ouaich.

-Alors pourquoi ne supportes-tu pas qu’il soit avec moi ? Tu es jalouse ?

 

Ursula se redresse en soupirant et s’étire.

-Non. Mais franchement, une pauvre humaine blonde pleurnicharde… il aurait pu choisir mieux.

-La dernière fois, tu as parlé de filles qui tueraient pour lui, l’interroge Ilona, ignorant l’insulte.

-Oui, car il est fort, beau et intelligent. Il pourrait être l’alfa d’une grande meute, quand il aura cinq-six ans de plus, j’en suis sûre. Se trimballer avec toi va ruiner ses chances.

-Tu méprises les humains.

Ça n’est pas une question… elle a cerné Ursula. Elle les considère comme des choses faibles, fragiles et bêtes à bouffer du foin.

-SOUPER !

 

Ursula ôte son manteau et Ilona rage en voyant son corps parfaitement proportionné, moulé dans un top noir. Cette louve ne semble ni dégingandée ni mal à l’aise dans son grand corps.

Jalousie, jalousie…

 

La grande louve fait sensation en pénétrant dans la salle à manger. Elle dépasse le père d’Ilona d’une bonne tête. Jenna se redresse sur sa chaise, le cadet ouvre de grands yeux et l’aînée retient un mouvement de recul.

-Je suis navrée de m’incruster…

-Non! C’est un plaisir de connaître les amis de nos enfants. Installe-toi à côté de Ben.

 

Ce dernier a la bouche un peu ouverte.

Ursula s’attaque au poulet préparé par madame Simmons et mange de bon coeur. Les autres se mettent à raconter leur journée, tentant de ne pas dévisager l’invitée comme une curiosité touristique :

-Tu te rends compte que Lola m’a demandé pourquoi je ne sors avec personne ! se plaint Jenna. Non mais franchement, quelle idiote !

-Bah… pourquoi ? interroge Ursula, mettant bien les pieds dans le plat.

 

Ilona serre les lèvres; et c’est repartiiiiiii. La complainte de la cadette « lourdingue-et-inconsolable » sur le petit copain disparu.

-Tu vois Nolwenn… mon petit ami a été enlevé le jour d’Halloween. Il y avait son sang sur la moquette de l’entrée.

-Ça a mis une semaine à partir, marmonne Ilona.

-Il a sûrement été victime d’un enlèvement, gémit la cadette en enfouissant son visage dans ses mains. Oh mon dieu! Pauvre, pauvre Steve!

-Moi je me suis fait assommer, tout le monde s’en fout apparemment.

-Le monde ne tourne pas autour de toi Ilona ! s’écrie sa sœur.

 

Ilona en a le souffle coupé. Quoiquoiquoi ? Elle égoïste ? Sa soeur n’inversait pas un peu les rôles ?

-Tu penses pas que ton mec s’est fait la malle ?

Ilona éprouve un soudain élan de sympathie pour la louve.

-Attends, fait Ursula en fronçant les sourcils. Il s’appelle Steve ?

-Ouais. Et?

 

Le regard de la louve-garou devient pensif, tandis qu’elle coule un regard vers Ilona. A-t-elle déjà croisé le jeune loup ? Nathan lui a-t-il raconté quelque chose sur son compte ? Car Steve a créé des problèmes en refusant de se rendre à Yukon pour suivre sa formation et Nathan a dû venir le chercher par la peau des fesses.

 

Enfin, il l’a poignardé et ficelé comme un saucisson pour pouvoir ensuite le kidnapper.

-Nolwenn, ton appétit fait plaisir à voir! rigola la mère en voyant la louve saucer le plat. Mes filles veulent toutes ressembler à des mannequins, ha ha ha!

-Ah ouais Ilo? ricane la goinfre en se léchant le pouce. Moi j’ai toujours une faim de loup ! Tu fais un régime pour plaire à ton petit copain peut-être ?

-J’en ai pas, nie l’autre.

-Tu dis que c’est un pote, mais personne n’est dupe, fait Jenna. Tu as traîné deux jours avec la semaine passée !

-Il n’empêche que c’est mon ami.

-Tu n’oses même pas nous le présenter.

-Il ne veut voir personne. Et si je mange peu, c’est parce que je n’ai pas faim.

Depuis une semaine elle pouvait se contenter d’un repas par jour, sinon elle avait une sensation d’écoeurement qui ne la quittait plus.

-Fais attention à ne pas perdre encore plus. Tu as presque l’air malade, s’inquiète sa mère.

 

Ilona pose sa fourchette et monte dans sa chambre avec Ursula.

-Ai-je gaffé avec Nathan ? Tu n’as pas parlé de lui avec ta famille ?

-Il ne le souhaitait pas.

-Ah ? Et tu lui obéis ?

-Je pense avant tout à son anonymat. Puis mon dernier petit copain voulait aussi garder notre relation secrète alors j’ai l’habitude.

-Steve. Nathan m’a parlé de ton ex, il le déteste. Mais comment se fait-il que ta soeur soit sortie avec ? Je n’ai pas tout suivi.

-Il était avec nous deux en même temps, sauf que nous n’étions pas au courant. Je m’en suis rendu compte après avoir rompu. J’ai renoncé à en parler à Jenna, c’est qu’une gamine écervelée.

Ursula semble songeuse.

-C’est une garce ouais.

 

Ilona s’assied sur son lit, à côté de l’immense louve, pour qui tout paraît simple dans la vie.

-T’as bien cerné le personnage, ouais.

-Tu sais que même avant de t’avoir rencontrée, Nathan me saoulait avec sa nouvelle petite copine ?

-Comment ça?

-Je pensais que c’était une louve. D’habitude il n’en parle pas, et elles se succèdent rapidement. Mais là il me vantait ton courage et le fait que tu lui tiennes tête.

-Vraiment ?

-Ne m’oblige pas à te le dire deux fois…

-On dirait pourtant qu’il me considère comme une quantité négligeable. Il me donne rarement de ses nouvelles.

-Sérieux ? T’as son numéro ? Il le donne jamais. (Ilona ouvre de grands yeux, étonnée.) Tu comptes pour lui, tu passes avant son boulot – ça m’agace d’ailleurs – ce qui n’est jamais arrivé non plus. Il a réellement paniqué quand il t’a vue prisonnière du vampire.

 

Ilona sourit, ravie d’entendre un des proches de son amoureux lui dire de telles choses, malheureusement Ursula n’a pas fini.

-Je vois pourtant que tu ne mesures pas l’étendue de la force d’un loup-garou. Quand nous commettons un meurtre, il est difficile de ne pas céder à l’odeur du sang et de se précipiter sur une autre victime pas loin pour la liquider.

 

C’était pour ça qu’après avoir poignardé Steve, Nathan s’est mis à traquer Ilona dans la rue pour la plaquer contre un mur? En réalité il a, l’espace d’une seconde, essayé de la…

-Il voulait me tuer.

-Quoi ?

-La première fois que je l’ai rencontré, il a failli me trucider, après avoir blessé mon ex avec une arme.

-Oh.

Silence embarrassé, ni l’une ni l’autre ne sait quoi dire. Ursula se demande à présent si Ilona n’est pas un peu dérangée et se promet de ne pas trop lui faire confiance. Quel genre de nana est capable de sortir avec un mec qui a tenté de la tuer !?

 

Elles vont se doucher tour à tour et s’endorment sans plus parler.

Mais dès que le souffle de Ursula devient plus léger, qu’un discret ronflement s’élève de ses lèvres et que toute la maisonnée est enfin silencieuse, Ilona ouvre les yeux.

 

Elle se lève, en short et en top, les cheveux attachés en une queue de cheval lâche et les pieds nus. Elle ouvre son placard, enlève une des planches au sol grâce à un stylo et en sort un long imperméable noir taché et des baskets de la même couleur, qu’elle enfile.

Elle entrouvre la porte et descend les escaliers sur la pointe des pieds avec une discrétion absolue. Elle sort dans le froid après avoir ouvert la porte puis s’en va. Elle court de rue en rue, puis arrive au centre-ville en trois minutes, alors qu’elle n’y parvient qu’en vingt pendant la journée.

 

Elle s’immobilise au coin d’une rue, guettant qui elle va pouvoir attaquer. Elle attend, accroupie, pendant près d’une demi-heure, pour enfin voir une femme d’une trentaine d’années sortir d’un bar, saoule.

 

Elle ne bouge pas, le coeur accélérant à l’idée du goût du sang de l’autre dans sa bouche. Sa peau ferme, son pouls lent et ce liquide chaud, circulant dans tout son système sanguin…

Quand elle dépasse Ilona, la femme n’a aucune chance : se redressant sans bruit, bondissant comme un diable hors de sa boîte, la jeune blonde la renverse et la plaque au sol avec une force surhumaine et plonge deux canines effilées dans sa gorge. La femme ne peut hurler, car la main d’Ilona la bâillonne.

 

En deux minutes à peine, tout le sang est drainé. Ilona contemple son manteau et ses mains humides et sales. Merde, le soleil se lève dans un quart d’heure et il faut encore qu’elle se lave. Elle abandonne le cadavre à même le trottoir sans même un regard en arrière.

 

Retourner à la maison lui prend cinq minutes. Elle cache ses vêtements souillés sous les planches du placard et, jurant secrètement à cause de la louve qui a mis trois plombes à s’endormir et qui va se réveiller d’ici pas longtemps, s’enferme dans la salle de bain. Elle lave ses mains au savon doux, mais frotte vigoureusement, provoquant des rougeurs sur sa peau. Elle se rince dix fois le visage en quatrième vitesse. Elle crème son corps pour couvrir toute odeur de sang et s’enfile sous les couvertures avant que Ursula n’ouvre les yeux.