Dans notre quartier général (l’appartement d’Edward) c’était règlement de compte sur règlement de compte.
Tout d’abord, il nous avait enguirlandés pour avoir créé la panique sur Times Square, parce que lui n’avait absolument pas vu l’homme au pistolet. Paul et moi avions dû lui expliquer que nous ne jouions pas aux marioles, mais que quelqu’un était véritablement en train de suivre son amie, une arme à la main.
-Ce n’est pas possible… Comment ceux qui en ont après elle ont pu savoir qu’elle serait à cet endroit-là, à ce moment précis ? s’inquiéta-t-il.
-Est-ce qu’ils savaient que nous allions la voir, que nous sommes au courant de tout ? je suggérai. Ils nous ont peut-être suivis.
Paul m’attrapa soudain le bras, devenant encore plus pâle que son teint blafard de gamer le lui permettait.
-Mec… Tu as reçu un message, non ?
-Quoi ? je fis.
-Quand on était sur Times Square, tu as reçu un message disant que quelqu’un s’était connecté depuis un ordinateur inconnu.
Je jurai.
-Mais oui ! On a pensé que Camilla s’était connectée pour vérifier l’heure du rendez-vous !
-En réalité c’était peut-être une autre personne qui a accédé à la conversation ! lâcha-t-il.
Il se jeta sur son sac à dos et en sortit son ordinateur portable (qu’il emmenait toujours partout avec lui, au cas où).
-Les gens qui ont saccagé son appartement ont pu lire les messages que vous lui avez envoyés !? s’exclama Edward, catastrophé. On leur a servi Camilla sur un plateau d’argent !
-On aurait dû effacer la conversation sur le chat, je gémis. On a été beaucoup trop confiants sur le coup.
Paul leva la main pour nous faire taire.
-Ouais. On aurait dû. Mais on aurait aussi dû prendre plus de précautions avec le site web que j’ai créé. Et avec le lien menant au chat. (Nous le dévisageâmes, ne comprenant pas ; il se passa la main sur le visage.) Quelqu’un a réussi à craquer le code. Ou plutôt, le connaissait. Il y a deux connexions sur le site : la première vient de Camilla, faite hier. La deuxième, d’origine inconnue, a été faite peu avant midi. Mon site n’a subi aucune attaque, la personne a rentré le bon identifiant et le bon code.
Je me mordis la lèvre.
-On aurait pu anticiper en supprimant la conversation… parce qu’en plus Camilla nous a dit dans ses messages que sa boîte mail avait été vidée… ce qui signifie que ces gens connaissaient déjà son code. Ils n’ont eu qu’à le taper dans le site que tu as créé pour accéder au chat. Comme elle l’a fait hier.
Nous restâmes silencieux, inquiets. Mon pote essuya la sueur qui perlait sur son front, la main légèrement tremblante. Soudain, Edward se racla la gorge.
-Les gars, vous êtes déjà trop impliqués, je ne devrais pas vous laisser continuer. Vous êtes trop jeunes, à peine des ados ! Même moi, cette histoire me dépasse, alors s’il vous arrive quoi que ce soit…
-J’admets qu’entre la maison saccagée et le type au flingue, je me sens un chouïa refroidi, admit Paul.
-Il ne nous est rien arrivé ! Je m’emportai. Écoute, je comprends vos craintes, vraiment. Mais bientôt, ces psychopathes ne pourront plus rien contre elle, ni contre nous. Si cette pochette contient des preuves du meurtre et qu’on les remet à la police, cette affaire va faire beaucoup de bruit. (Ils m’écoutaient attentivement, je poursuivis.) Le but de ces personnes est de faire taire la vérité et cacher ce meurtre à tout prix. Plus il y aura de gens au courant, mieux ce sera. La situation va vraiment leur échapper, ils paniqueront et il y aura plus de chances qu’ils commettent des erreurs.
Edward hésita. Il hésita pendant une bonne minute, me fixant droit dans les yeux pour juger si oui ou non il pouvait nous laisser aller plus loin. La détermination qu’il lut dans mon regard dut le convaincre, parce qu’il soupira et céda.
-D’accord Ed, lâcha-t-il à contrecœur. On regarde ça ensemble. Par contre, en fonction de ce qu’on va découvrir, si c’est trop dangereux, vous êtes hors-jeu. Compris ?
-Oui ! je fis d’un ton peut-être un peu trop enthousiaste.
Il me lança un coup d’œil exaspéré. Puis, il ouvrit délicatement la pochette. Il en sortit un carnet rouge et une carte SD.
-Est-ce que c’est… ? commença Paul.
-Les photos qu’elle a prises lors du meurtre ? je hasardai. Probablement.
Edward releva la tête, inquiet. Lorsque Camilla avait filmé la scène, elle prenait des photos en même temps. Il y avait des chances que ces clichés soient suffisamment nets pour qu’on puisse enfin identifier le tireur de la vidéo, et la victime également.
N’attendant pas plus longtemps, Edward alla jusqu’à son bureau pour allumer son ordinateur et insérer la carte dans un petit boîtier prévu à cet effet. Penchés par-dessus son épaule, mon meilleur ami et moi ne loupions pas un de ses gestes.
Il cliqua sur la mémoire de la carte. La première série de photos montrait un illustre inconnu en costard (un businessman sûrement). On le voit marcher dans la rue, discuter dans un restaurant chic et fumer des cigarettes à la sortie du bureau. Ça continua ainsi pendant un moment, les clichés ayant probablement été pris pendant plusieurs jours d’affilée, puis lui succédèrent des photographies d’un bâtiment à moitié abandonné.
-C’est là, je dis. Dans la vidéo du meurtre, on voyait cet immeuble-là.
Edward acquiesça. Il continua à faire défiler les clichés, cliquant inlassablement sur la petite flèche à l’écran. Le focus se fit sur une fenêtre, donnant sur un appartement vide, apparemment en rénovation (on pouvait voir des bâches au sol et des pots de peinture un peu partout dans la pièce). Il y avait un groupe d’hommes réunis en cercle, ils étaient six. Parmi eux il y avait le taré en costard bleu foncé qu’on avait vu sur Times Square, et le businessman qui figurait sur les premières photos.
Le psychopathe de Times Square restait là, les bras croisés, il semblait surveiller les autres participants. Ils étaient apparemment trois contre trois, lui d’un côté avec deux hommes tout aussi flippants que lui ; et le businessman face à eux, deux autres types en costume à ses côtés.
Ils se disputaient tous, bien qu’on remarque même sur les photos que le gang du taré au flingue avait l’avantage. Ils se montraient clairement menaçants, les autres se tenaient un peu voûtés et avaient l’air plus effrayés qu’en colère.
Soudain le psychopathe en bleu tira un pistolet muni d’un silencieux de sa poche. Il obligea un des comparses du businessman à se mettre à genoux et était apparemment en train de lui hurler dessus. Ses gorilles essayèrent de le retenir, mais il avait l’air tellement en colère qu’il en devenait sûrement hors de contrôle. Il tira sur le pauvre type à genou.
Il tomba à terre, mort. Les gorilles se mirent à paniquer. Le businessman et son seul pote restant étaient bien trop flippés pour tenter quoi que ce soit. Horrifiés, debout les bras ballants, ils étaient apparemment incapables de réagir. Un des gorilles jeta un coup d’œil vers la fenêtre et fixa l’objectif. Il venait d’apercevoir Camilla en train de les immortaliser sur sa carte mémoire. Il la pointa du doigt en ouvrant grand la bouche, hurlant probablement, tandis que le psychopathe au pistolet se ruait vers la porte.
C’était la dernière photo.
Nous restâmes silencieux quelques secondes.
-Il faut qu’on balance tout ça à la police, je soufflai finalement.
-Oui, acquiesça Edward. Si ça c’est pas des preuves… (Il déglutit.) Mais je ne peux pas leur donner ça comme ça. Ils sauront que j’ai vu Camilla, ou que je suis entrée en contact avec elle d’une manière ou d’une autre. Et je risque d’avoir des ennuis.
-On pourrait utiliser la fausse adresse que j’avais créée pour envoyer la vidéo du meurtre à la police, après qu’ils se soient fait voler la vidéo, proposa Paul.
-Bon plan, approuva le journaliste.
Il prit alors le petit carnet rouge et l’ouvrit. Il le parcourut des yeux. Il était à moitié plein, les pages étaient griffonnées de notes manuscrites, de noms, d’emails et de numéros de téléphone. Il le referma d’un geste sec.
-Qu’est-ce que c’est ? je demandai, curieux.
-Ce sont tous les contacts de Camilla, ainsi que ses notes sur ses enquêtes en cours.
Je sursautai.
-Alors, les noms des types qui cherchent à la tuer sont peut-être dedans ! Ou en tout cas l’identité du mec en costard qu’on voyait sur les premières photos !
Il ne m’écoutait que d’une oreille. Il était en train de réfléchir.
-Il y a des chances, oui.
-Tu ne nous montres pas qui c’est?
-Non, m’interrompit-il.
Je me figeai, surpris. Paul haussa les sourcils.
-Pourquoi pas ? s’étonna ce dernier. Enfin, pas que j’ai vraiment envie de me retrouver mêlé à cette affaire, soyons honnêtes… (Je le fusillai du regard, il m’ignora.) Mais pourquoi nous écarter maintenant ?
-Parce que je me souviens sur quoi elle bossait. Et c’est un sujet beaucoup trop sensible pour que vous soyez mis dans la confidence.
Cette fois j’eus beau insister pendant de longues minutes, il ne céda pas. Il ne voulut rien entendre.
-Allez les gars. Rentrez chez vous. Pour vous l’aventure s’arrête là.
Je rechignai. Nous ne pouvions pas le savoir à ce moment-là, mais il se trompait sur toute la ligne…