Objet : au secours

Chapitre 1

Je ne faisais rien de spécial, comme d’habitude. Les cours étaient terminés, j’étais en train de jouer sur mon ordi à un de ces jeux de plateforme en ligne, j’avais l’après-midi devant moi et j’avais bien l’intention de ne pas décoller de mon siège jusqu’au souper ‒quand ma mère viendrait me hurler dessus parce que c’était la troisième fois qu’elle m’appelait pour manger et que je ne l’avais pas entendue.

Sauf que… c’était pas trop dans les plans de l’univers de me laisser glandouiller tranquillement pendant quelques heures. Les forces cosmiques avaient apparemment des projets plus extrêmes pour le gamer invétéré que j’étais.

Mon natel émit un bip, le bip spécial que j’avais attribué à ma boîte mail, je tournai la tête vers celui-ci. Si les circonstances avaient été différentes, si j’avais été en plein milieu d’une bataille contre un troll ou un mage quelconque, je ne lui aurais prêté aucune attention. Si je n’attendais pas une confirmation de commande par mail d’un jeu en édition limitée en vente au Japon, je n’aurais même pas jeté un coup d’œil à mon smartphone. C’est drôle la vie quand même ; on pense qu’on fait nos propres choix, mais il y a pleins de circonstances qui nous font agir de telle ou telle manière à tel moment et pas à un autre.

Je saisis mon téléphone et le déverrouillai pour ensuite ouvrir le mail en question.

Qu’est-ce que tu fous ? s’agaça Paul.

En me voyant me figer sur l’écran, il s’était posé des questions. Nous jouions, moi depuis ma piaule et lui depuis chez lui, ensemble mais pas physiquement dans le même lieu. Nous nous parlions grâce à nos casques. (Le mien était tout neuf, je venais de le recevoir pour mon anniversaire.)

-S’cuse, je dis. J’ai juste reçu un message, deux secondes.

Il soupira et attendit. En consultant ma boîte de réception, je lus l’objet du message et fronçai les sourcils.

-Tiens, je fis à haute voix. Ça c’est bizarre…

Quoi ? demanda-t-il.

-J’ai reçu un mail avec comme sujet marqué « ausecours »… en un mot, tout collé.

Il eut un petit gloussement.

Ed, Ed, Ed… Tu t’es ramassé un phishing[1], c’est tout ! Balances-moi ce truc dans tes spams et viens terrasser ce fameux dragon ! J’ai bien envie de rabattre le caquet à cet elfe de mes deux, là. Tu sais, celui qui se la pétait à la taverne. Je peux pas le saquer !

J’aurais suivi son conseil si le fait que ces deux petits mots n’avaient pas été appondus. Les gens qui envoyaient des mails piégés étaient-ils si nuls que cela ? Curieux, je jetai un coup d’œil à l’adresse.

-Tiens ! m’exclamai-je malgré moi.

Quoi encore ? s’impatienta mon pote.

-Ben… Tu sais, d’habitude les phishings ont des adresses email à rallonge et sont hyper louches, avec plein de lettre dans le désordre, j’expliquai. Mais là ça semble normal.

Et alors ?

J’hésitai.

-J’ai bien envie de l’ouvrir… Histoire de voir quel genre d’arnaque ça cache.

Bah ouvre-le, qu’on passe enfin à autre chose. On a une quête sur le feu je te rappelle !

Son ton agacé ne m’échappa pas, mais je m’en fichais un peu. J’étais curieux.

-Je ne risque pas de me choper un virus si j’ouvre le mail ? je lui demandai.

-Mais non andouille ! Il faut pas cliquer sur les liens dedans, c’est tout ! Allez, grouille, qu’on voie ce qu’il y a dedans.

Je touchai l’écran tactile de mon smartphone, l’email s’afficha. Son contenu me laissa sans voix, il y avait juste des chiffres et des lettres à la suite, sans aucun sens. Voilà comment ils se présentaient :

Allimac-4991_20_70!?!

Alors ?s’enquit Paul. C’est ta banque qui te signale qu’il y a une erreur sur ton compte et qui veut tes codes, ta grand-mère qui s’est fait kidnapper en Ouganda ou tu as soi-disant gagné un million de dollars ? Si c’est une russe qui te trouve trop hot et qui veut t’épouser, fais-moi suivre le lien ! Je sais comment craquer ce genre de site…

-Non, c’est pas ce genre d’arnaque bateau, je secouai la tête. Y’a des lettres et des chiffres… Mais ça veut rien dire !

Merde, s’inquiéta-t-il, c’est du code ?

-Nan, je crois pas. (Je marquai une pause pour réfléchir.) On dirait un genre de mot de passe.

-Ah bon. On s’en fout alors. (Je l’entendis renifler, impatient.) On joue ?

-Tu trouves pas ça hyper bizarre ? je m’étonnai.

-Un mec chelou t’envoie un mail avec des trucs incompréhensibles, y’a pas de quoi fouetter un chat. (Je l’entendis mastiquer ‒des chips probablement, à en juger par le bruit.) Tu peux parier que c’est quelqu’un qui a envoyé son message trop vite, et qui s’est planté d’adresse.

Il n’ajouta rien et son avatar (un guerrier roux avec une tresse et des muscles d’acier, couvert de peaux de bêtes) reprit son chemin dans le jeu, me devançant. Il devait estimer que la discussion était close.

Je n’arrivais pas à quitter le message des yeux. La personne qui me l’avait envoyé avait écrit « ausecours », tout appondu, comme si elle avait été si pressée de le taper et qu’elle en avait oublié les espaces. Ça pouvait aussi être de la distraction… Pourtant cette explication ne me satisfaisait pas. J’étais vraiment trop curieux.

ED !

Je sursautai. Paul me regardait (toujours dans le jeu) avec les sourcils foncés.

-Qu… Comment ? je balbutiai.

Qu’est-ce que tu fous ?! Je te parle, tu m’écoutes ?

-Je… Attends encore un instant, je veux vérifier quelque chose.

Quoi encore ? fit-il, exaspéré à présent.

J’ouvris mon navigateur web favori et tapai l’adresse mail dans la barre de recherche.

-C’est un journaliste apparemment, je constatai.

-Mais de qui ?

-La personne qui m’a envoyé le mail.

-Putain t’es encore là-dessus ?! Lâche l’affaire mec, c’était juste une erreur !

-C’est le News Daily, je continuai sans lui prêter la moindre attention. On dirait que ceux qui bossent là-bas ont des adresses pro. (Je cliquai sur le premier lien, qui me renvoya à l’annuaire et l’organigramme du journal.) Ah, j’ai un nom.

Il grommela quelque chose d’inintelligible, puis reprit d’une voix un peu moins maussade.

C’est qui alors ?

-Une certaine… Camilla Dietrich.

Je l’entendis pianoter sur son clavier. Apparemment il était quand même un peu intéressé on dirait… Je regardais l’adresse mail : c.dietrich@newsdaily.com. Ouais, ça correspondait bien. « C » pour Camilla…

Bon, ben tu sais qui est ton hacker mystère maintenant. Pas si mystérieux que ça d’ailleurs…

-On dirait. Tu penses qu’elle s’est trompée de destinataire ?

Je pus presque entendre ses yeux rouler dans ses orbites.

Noooon, tu crois ?

-Sois encore un peu plus cynique please, j’ai pas très bien saisi le sarcasme.

Je me sentais un peu déçu, que ça se termine aussi facilement. Je voulais pousser la recherche plus loin, savoir, comprendre pourquoi j’avais reçu cet email, mais je ne savais pas où creuser pour avoir des réponses. J’étais près à laisser tomber ‒mais c’était sans compter sans mon meilleur pote ! Il s’était pris au jeu.

Elle a publié pas mal d’article, commenta-t-il. Elle est active depuis… 2015. En tout cas c’est la date marquée sur les plus vieux articles qu’elle a publié.

-Pourquoi m’a-t-elle envoyé ce mail, à moi ? dis-je à haute voix. Et pourquoi ces lettres et chiffres incohérents ? Je ne pige pas.

Un silence s’ensuivit. Je le sentais qui cogitait à travers le casque, il était en train de réfléchir intensément.

Fais-moi suivre le mail. Je vais tester un truc…

-Quoi ?

Je le lui envoyais, je l’entendis pianoter à nouveau.

-Je vais voir quel genre de boîte mail ils utilisent, et je vais entrer dans celle de ta Camilla mystère.

-On a vraiment le droit ? je m’inquiétai. C’est pas illégal ça ?

Bah, c’est elle qui t’a filé son code, ricana-t-il, je vois pas ce qu’il y a d’illégal !

Pas faux. Je me redressai sur mon siège, très excité tout à coup.

-Fais un partage d’écran mec, je dis. J’aimerais voir ce que tu vas trouver !

-Ok ok…

-T’as pas peur de te choper un virus ou un malware en allant dans sa boîte mail ?

-Mais nan, j’ai des firewall de ouf, et des protections en béton armé ! Le moindre petit ver ou cheval de Troie dans mon ordi et il se fait azorer !

Il m’envoya une demande pour que je puisse voir ce qu’il faisait sur son ordi en temps réel, j’acceptai. Je me calai dans mon siège et observai le ballet de la souris en spectateur.

Paul alla grailler dans le plan du site web du journal pour trouver un lien vers leur intranet (le site que les organisations utilisent généralement en interne pour les communications qui ne regardent pas le public) et dénicha après avoir suivi quelques fausses pistes le nom de la boîte mail des journalistes. Il y entra l’identifiant de Camilla ‒son adresse, quoi‒ et ensuite le code.

Je retins mon souffle, la page chargea.

Sésame, ouvre-toi ! rigola mon pote.

La boîte de réception s’afficha. Mes yeux parcoururent les objets des mails, il y en avait de nombreux qui n’avaient pas été lus. Paul (toujours en train de partager son écran avec moi pour que je puisse assister à ses moindres mouvements) descendit pour voir si un intitulé semblait plus prometteur que les autres.

Plein de noms… Bof, rien de palpitant.

-Attends, je l’interrompis, fiévreux. Regarde, c’est marqué qu’il y a un brouillon en attente. Clique sur ce dossier. (Il obéit.) Il n’y a qu’un seul message en attente, il n’a ni adresse, ni texte, ni objet. C’est trop bizarre, personne ne fait ça…

-C’est pas si bizarre… Mais bon ! Au point où on en est, ce serait bête de s’arrêter en si bon chemin.

-Ouvre-le ! je l’exhortai.

Il s’exécuta, son curseur se déplaça sur le message et il cliqua dessus. Aucun texte, rien, juste un fichier vidéo.

-On prend les paris ? Sextape ou vidéo de chaton ?

Je ne dis rien, trop impatient pour prendre la peine de lui répondre. Il cliqua dessus pour la visionner.

La vidéo durait environ six minutes. Elle était de très mauvaise qualité, probablement filmée avec un téléphone, à la sauvette, à travers une fenêtre qui donnait sur un immeuble. Dans cet immeuble, on pouvait voir qu’un groupe de personne était rassemblé en cercle et qu’ils… discutaient ? C’était dur à dire, l’image était vraiment pas terrible, elle tressautait et elle bougeait.

-Putain, on voit presque rien !

La personne en train de filmer (était-ce Camilla ?) zooma et on distingua vaguement mieux ce que les personnes étaient en train de faire. Ça n’était pas une gentille petite réunion entre amis en réalité. Ils étaient cinq ou six et ils se disputaient. L’un d’eux était à genoux, et un autre tenait un pistolet, braqué sur la tête du premier.

Je n’eus pas le temps de tout à fait réaliser ce que je voyais que le type avec le flingue tira. Celui qui était à terre s’effondra, sa tête partant en arrière.

T’as vu ce que j’ai vu ?! s’exclama Paul. Putain, c’est un fake ou pas ?

Je déglutis, incapable de répondre.

La vidéo continuait, il me semblait qu’elle tremblait un peu plus. Soudain un mec de l’immeuble aperçu notre caméraman et la pointa du doigt, puis se mit à gesticuler. Les autres types s’agitèrent, mais l’image devînt floue et commença à bouger dans tous les sens. La personne qui filmait courait, apparemment, elle dévala des escaliers à toute vitesse, sortit dans la rue et continua sa course. Des cris (que je percevais à travers le casque de Paul, n’ayant moi-même pas mis le son sur mon ordi) l’interpellant retentirent. Elle ne s’arrêta pas et appela un taxi qui passait d’une voix désespérée ‒mais que je remarquai être très agréable malgré la course et l’urgence de la situation. Je serrai les poings, le cœur battant. Allait-elle leur échapper ? Vite ! Enfuis-toi, dépêche-toi !

Elle sauta dans le taxi et la vidéo resta immobile pendant trente secondes, montrant le pied et le bas du pantalon de la fugitive, puis elle arrêta d’enregistrer.

C’est moi ou… on vient d’assister à un meurtre ? commenta Paul.

-Ecoute… C’est soit ça, soit Warner Bros qui a décidé de créer des bandes-annonces hyper réalistes…

Nous nous tûmes, encore un peu choqués malgré les dizaines de films tous plus trash les uns que les autres que nous avions vus. J’étais en sueur, et j’avais les mains glacées.

-Bon. Qu’est-ce qu’on fait ?

Très bonne question…

[1] Phishing = mail d’accrochage piégé

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