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Mr et Mme Personne 4/4

Monsieur et Madame Personne

Épisode 4/4

Je me réveille et bats des paupières, désorienté. Un liquide glacé me coule sur la nuque, trempant l’arrière de ma chemise et mon dos. Je frissonne et redresse la tête.

 

-Il est réveillé chef.

 

Je suis dans une sorte de hangar mal éclairé et lugubre. Je suis ficelé à une chaise et ai carrément un bâillon dans la bouche. Un malabar vient de me verser une bouteille d’eau dessus pour me réveiller.

 

Un type est debout face à moi, bras croisés. Il est musclé et a l’air puissant. Il porte un jean bleu foncé, un t-shirt noir moulant, ses cheveux sont blond cendré et il a la peau très pâle. Je ne sais pas pourquoi, mais je le prends immédiatement en grippe. C’est l’archétype du mec sûr de lui qui domine l’espace en entrant dans une pièce, qui se la raconte et n’hésite pas à vous marcher dessus s’il peut en tirer un profit.

 

-Enlève-lui le bâillon, ordonne le blondinet, qui possède un léger accent.

 

Le malabar s’exécute et ma bouche est libérée. Je fais bouger ma mâchoire d’avant en arrière pour l’étirer –ces brutes ont serré le lien comme des sagouins !

 

-Alors ? je fais. Vous faites partie de quelle équipe vous ? (Je gigote un peu.) Police ? Europe de l’Est ? FBI ? CIA ? Smith ?

 

Le blond continue à me dévisager, bras croisés. Il s’approche de quelques pas, me surplombant, j’ai une belle vue sur ses quadriceps tatoués.

 

-Ah, je lâche. Russie peut-être ?

 

-Je ne travaille pas pour un groupe, dit-il, glacial. Ou pour un seul pays. Je suis une sorte de mercenaire…

 

-Ouais, un vendu quoi.

 

Il plisse ses yeux bleus, je me dis que je dois avoir des pulsions suicidaires pour le provoquer comme ça. (Mais pourquoi je déteste ce type ?!)

 

-T’as la langue bien pendue… Je l’avais déjà remarqué tout à l’heure… avant que je ne te mette mon flingue dans la gueule et que tu ne t’évanouisses comme une petite fillette.

 

(OK, je comprends mieux là.)

 

-C’était vous le lapin ? (Je fulmine.) Vous étiez obligé de frapper si fort ?

 

-Je n’ai pas utilisé le quart de ma force, hausse-t-il les épaules, une ombre de sourire aux lèvres.

 

-Vous étiez plus à votre avantage avec le masque, je me moque.

 

Il lève les yeux au ciel et marmonne un « gamin  » à peine dissimulé.

 

-Nous avons des questions à te poser…

 

-Qu’est-ce que vous me voulez ? je demande brusquement.

 

-Te poser des questions, je viens de te le dire, crétin, s’énerve-t-il. Tu écoutes quand on te parle ?

 

Il fait un signe au malabar, qui sort une pochette en cuir. Il dénoue le lacet qui retient la pochette fermée et elle se déroule le long de sa cuisse, dévoilant des pinces, des scalpels de tailles diverses et des pics en métal rutilants. Je déglutis.

 

-Euuuh, vous êtes peut-être pas obligés d’employer ce genre de petites choses ; on peut discuter, non ?

 

Il m’ignore.

 

-Les flics ont découvert grâce à une caméra de surveillance de la rue que tu étais dans le tea-room Providentia. Ils t’ont vu. (Il prend un scalpel, qu’il examine à la lumière faiblarde de l’ampoule au-dessus de nos têtes.) Mais ils ne sont pas rendu compte que quelqu’un est entré un quart d’heure avant toi. Et que ce quelqu’un a effacé son passage. (Il pose son regard perçant sur moi.) Vois-tu de qui je parle ?

 

Je déglutis à nouveau et secoue vivement la tête. J’ai bien une petite idée de qui il s’agit, mais je ne veux pas attirer d’ennuis à Fernanda.

 

-Non. Qui… Qui était-ce ? je bégaie.

 

-Allons, un petit effort, sourit-il d’un air menaçant. Je suis sûr que tu sais de qui je parle… (Il dévoile des canines acérées.) Une grande femme à la peau halée… Les yeux noirs… Son prénom commence par un « f »…

 

-Non, vraiment, je ne me souviens pas avoir croisé une personne correspondant à votre description dans le tea-room.

 

Je frissonne. Il ne fait pas chaud, et avec la flotte que je me suis pris sur la nuque, impossible de ne pas sentir le froid mordant du hangar glauque dans lequel nous nous trouvons.

 

-Vraiment?

 

Il s’approche et se penche sur moi. Il pose la lame sur mon visage, je me mets à respirer plus fort. La pointe glisse sous mes paupières, lentement, puis s’aventure en direction de ma mâchoire. J’ai peur. Il met le scalpel juste derrière mon oreille et la serre avec ses doigts. Un faux mouvement et il me l’arrache.

 

-Tu es certain de n’avoir rencontré aucune jeune femme ? susurre-t-il.

 

-Aha… Hum, je crois me rappeler maintenant, oui ! Elle était assise à une table et elle buvait du thé !

 

-Je sais que tu as discuté avec elle. De quoi ? me presse-t-il.

 

-Oh, de choses et d’autres : du temps, de café… (Il resserre sa prise sur mon oreille.) Ah ! Aïe-aïe-aïe ! Stop ! Arrêtez de me faire mal, je vous dis la vérité !

 

-Tu as vu de quoi elle est capable, tu n’es pas sorti vivant de là juste grâce à ta chance.

 

-Effectivement, mais Fernanda ne m’a rien dit sur elle. Elle m’a ordonné de l’oublier et de me comporter normalement.

 

Il relâche vaguement sa prise, je soupire de soulagement. Il semble songeur. Finalement, il enlève le scalpel de ma peau et recule d’un pas, un rictus aux lèvres.

 

-Fernanda, hein ? Bon, je te crois. (Il prend une pince.) Ensuite… Est-ce que tu l’as revue ?

 

-Euh… Oui, j’avoue.

 

-Quand ?

 

-Hier… Hier soir.

 

-Quand elle est venue chez toi et qu’elle a liquidé le tueur d’Europe de l’Est, n’est-ce pas? (J’acquiesce piteusement.) Qu’est-ce qu’elle te voulait ? Te réduire au silence ? Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? D’habitude ce sont ses méthodes.

 

-Vous n’avez pas écouté notre conversation ? Ça me surprend, j’ironise. Les agents du FBI ne se sont pas gênés, eux.

 

-En réalité, nous nous sommes branchés sur leurs micros, mais comme tu le sais, ils ont été débranchés par ta belle. (Je rougis de colère. Il a remarqué qu’elle me plaît et il se fout de ma gueule. Quel bête type !) Nous nous en sommes aperçu bien avant que la police ne débarque –pas comme le FBI – mais impossible d’intervenir sans la faire fuir. Le plus simple était donc de vous mettre la main dessus avant que vous ne soyez interrogé par ces andouilles de fédéraux.

 

-Ouais… Vous savez surprendre en tout cas, je dis en me souvenant du fourgon fonçant droit sur nous. D’ailleurs, vous portiez de vraies bombes autour de la poitrine ?

 

Il hausse les épaules en esquissant un sourire énigmatique. Mouais, bon, je crois que je préfère ne pas savoir en fin de compte !

 

Il ouvre la bouche pour me poser une autre question, mais un « pop » de bouchon de champagne qui saute le fait se retourner vivement. Il sort un pistolet et le pointe vers l’endroit d’où provenait le bruit. Le gros malabar vacille et s’effondre au sol avec fracas.

 

Il vient de prendre une balle en pleine tête.

 

Une silhouette de femme s’approche et entre dans le cercle de lumière où je suis attaché. Elle porte un pantalon en lin et une veste de cuir. Cette fois-ci elle a les cheveux roux et bouclés, et son maquillage change drastiquement son visage. (Elle ne semble pas très contente.)

 

-Baisse ton arme, ordonne le blond d’un ton glacial.

 

-Toi d’abord, ironise-t-elle.

 

-Tu viens de tuer un de mes hommes… Tu sais quelle est la peine encourue pour avoir abattu quelqu’un de sang-froid, n’est-ce pas ?

 

-Oh, ça va ! Ne joue pas avec moi ! Et cesse de prendre cet accent russe ridicule, je sais très bien que tu es un Texan pur souche !

 

-Vous n’êtes pas russe ? je m’étonne.

 

Il me jette un regard agacé et m’ignore, parlant sans aucun accent à présent.

 

-Ça fait deux jours qu’on te traque, tu es sur nos listes noires depuis que tu as été repérée par le groupe L.E.E. Nous avons reçu l’ordre de t’éliminer.

 

-Pourquoi ? demande-t-elle, n’ayant pas l’air très ému. Qu’est-ce que la CIA a à me reprocher –encore ?

 

-Le groupe Htims, et le groupe L.E.E. par la même occasion, sont sous la protection d’un gouverneur que nous tenons sous notre coupe. Si les magouilles de L.E.E. sont révélées et que leur société tombe, le gouverneur tombe aussi. Et il ne nous servira plus à rien en taule.

 

-Je vois, fait-elle, songeuse. J’ai été remuer là où il fallait pas. (Elle marque une courte pause.) Il n’a rien à voir dans tout ça. Relâche-le.

 

Je relève la tête, étonné qu’elle m’ait remarqué. On dirait qu’elle n’ose pas poser les yeux sur moi.

 

-En quoi son sort t’intéresse ?

 

-Il n’est pas mêlé à cette histoire. S’il est ici, c’est la faute à pas de chance. Libère-le et laisse-le partir, je suis certaine qu’il ne dira rien…

 

-Je n’arrive pas.

 

Ils se tournent tous deux vers moi, surpris. Mes yeux sont rivés sur Fernanda.

 

-Vous n’arrivez pas quoi ?

 

-À vous oubliez. (Je gigote sur ma chaise.) Depuis que nous nous sommes rencontrés, je n´arrête pas de penser à vous…

 

-C’est normal, ça fait deux jours à peine, ricane le faux Russe texan.

 

Je le fusille du regard puis reprends.

 

-Ce que je veux vous dire c’est que je vous aime. À en perdre la tête.

 

-Vous… (Elle s’éclaircit la gorge, un peu gênée.) Oui, vous me l’avez déjà dit hier soir…

 

-Non, je ne l’avais pas formulé assez clairement, et après je l’ai regretté. Je me suis dit que je ne vous reverrai jamais… Mais vous êtes là. À nouveau venue pour me sauver. Ça ne fait que la troisième fois.

 

-Une vraie demoiselle en détresse, se moque le sale type.

 

-Je me suis promis que si nos chemins se croisaient à nouveau je me lancerai et tenterai ma chance. (Je prends une grande inspiration pour me donner du courage.) Est-ce que vous auriez envie de sortir avec moi?

 

Silence. Puis le mec éclate d’un rire tonitruant. Fernanda est rouge pivoine.

 

-Comment ? balbutie-t-elle.

 

-Ah la bonne blague! Comme si elle allait dire oui à un type comme toi! Ha ha ha!

 

-Mais… Mais je suis une tueuse à gages.

 

-Je m’en moque. Je vous aime, vous m’avez retourné la tête.

 

Elle hésite –elle hésite vraiment. Visant toujours l’autre gus, elle me regarde comme si elle pesait le pour et le contre. Elle semble me croire, contrairement à hier –c’est déjà ça! Je sais que c’est presque impossible qu’elle envisage d’accorder de l’importance à ma misérable personne ; mais s’il y a une chance, une seule, une toute petite, me ridiculiser en aura quand même valu la peine…

 

-Attends, réalise le blond, tu n’es pas en train d’y réfléchir sérieusement ?!

 

-Qu’est-ce que ça peut te faire? s’énerve-t-elle.

 

-Ce type est on ne peut plus banal ! s’exclame-t-il, incrédule. J’ai étudié sa vie avant de le kidnapper, je sais tout de lui et crois-moi, il n’y a rien à savoir. Son boulot est chiant à en mourir. Pour ses patrons ce n’est qu’un numéro sur une liste d’autres numéros tout aussi banals que lui. Il était un élève moyen au lycée, tout juste assez sympa pour ne pas être un looser, juste pas assez cool pour être remarqué. Il est sorti avec seulement deux femmes dans sa vie, il a trois amis et demi, une petite sœur et des parents qui jouent au bridge. Le week-end il fait du jogging et regarde des séries… C’est Monsieur Personne! Ce mec a une petite vie bien rangée, tu es une des meilleures tueuses du pays, toujours sur les routes… Tu mérites mieux ! Un gars qui soit plus de ton niveau !

 

Elle a un mouvement d’humeur.

 

-Ah oui ? Tu penses à quelqu’un ? Un autre tueur ? Impossible d’être sûre qu’il est de ton côté, tu dois tenir ton Glock prêt quand tu vas manger dans un restaurant chic. Une fois sur deux, tu tombes sur un psychotique qui cherche à t’étrangler avant le dessert. (Elle prend une profonde inspiration.) Tu sais, je commence à en avoir marre… Je me suis lassée de devoir changer de mec tout le temps, de leur mentir, de me cacher sous des déguisements… ou de devoir toujours me taper des types comme toi qui se prennent pour le nombril du monde et qui sont du genre à avoir une femme dans chaque ville…

 

-Hé, je ne suis pas comme ça! s’offusque-t-il. On a pris du bon temps toi et moi !

 

Les yeux de Fernanda se posent sur moi, je me retiens de respirer. Ai-je un espoir ?

 

-Il y a longtemps. À présent je voudrais… Je ne sais pas, je voudrais un homme gentil… qui m’aime… qui ait une vie stable… qui ne me voit pas comme un organisme du gouvernement. Ou un coup potentiel…

 

Je lui souris, elle a l’air doux, sincère. Le type secoue la tête, abasourdi.

 

-Quel gâchis! Je ne veux pas être là pour voir ça!

 

-C’est ça, casse-toi, raille-t-elle. Ça me fera de l’air!

 

-Quelle grossièreté ! Bon. Et bien je suppose que la prochaine fois qu’on se verra tu auras sûrement changé de nom, Fernanda. En mars ce sera peut-être Margherita, en juin Juanita et en décembre Dolores ! Bon sang, quel vieux truc pourri… Allez, à plus les abrutis.

 

Il se dirige vers la porte et sort enfin.

 

-Je déteste ce mec, je remarque à voix haute.

 

-Personne ne vous en tiendra rigueur, je pense. (Elle baisse son arme et s’approche de moi.) Où en étions-nous avant qu’il ne nous interrompe?

 

Je gigote sur ma chaise.

 

-Que vous alliez me détacher ?

 

-Non, pas ça, fait-elle pensivement. J’avais une question importante à vous poser.

 

-Laquelle ? Vous savez, vous pouvez très bien me la poser quand je serai libre. Je crois que ne sens plus mes mains à cause des liens –ils sont si serrés…

 

-Pourquoi vous avez pris ma veste ?

 

Je me fige ; je ne m’attendais pas à ça.

 

-Quoi ? je fais bêtement.

 

-Ma veste. Pourquoi l’avoir ramassée ?

 

-Je… Je me suis dit que vous en auriez besoin…

 

-C’est la seule pensée qui vous a traversé l’esprit alors que nous étions attaqués par sept mecs avec des AK-47?

 

Je hausse les épaules. Sur le moment je n’avais pas réfléchi.

 

-J’ai pensé que peut-être elle était importante pour vous.

 

Elle me fixe pendant un long moment, puis finalement elle sourit.

 

-Vous aviez raison. J’y tiens énormément. C’est un des rares souvenirs qui me rattache à mon passé… Le seul auquel j’accorde de l’importance peut-être. (Elle se rapproche de moi, embarrassée.) Vous savez… J’hésite franchement à vous dire oui…

 

Mon cœur s’emballe.

 

-Vous devriez ! je m’exclame. J’ai bien réfléchi à tout ça et, honnêtement, je pense que nous sommes faits l’un pour l’autre !

 

-Pardon ? hausse-t-elle les sourcils. Vraiment ?

 

-Oui. Ce qu’il a dit est vrai : je n’ai pas d’histoire, je ne détonne pas… Je suis Monsieur Personne. (Elle m’écoute attentivement, je me redresse.) Et vous, vous êtes une tueuse, vous devez constamment vous cacher pour survivre et changer d’identité. Vous êtes donc aussi une sorte de Madame Personne. (Silence.) Ai-je tort ?

 

Elle m’observe sans mot dire, semblant réfléchir à mes arguments.

 

-Non. Vous avez raison, réalise-t-elle finalement .

 

-Vous voyez! (J’exulte.) C’est pour ça que nous devons obligatoirement sortir ensemble, je conclus. Nous sommes faits l’un pour l’autre.

 

Elle esquisse un rictus amusé, pas dupe.

 

-Du calme, du calme, c’est vite dit ça. Moi je pense qu’on doit prendre un peu le temps d’apprendre à se connaître. (Elle avance encore vers moi, ses jambes n’étant plus qu’à quelques centimètres de mes genoux.) Mais j’ai un moyen assez infaillible pour savoir au moins si nous sommes compatibles…

 

Je n’ai pas le temps de demander lequel d’une voix bête qu’elle se penche sur moi et m’embrasse. Tout d’abord surpris, je la laisse faire avec délice. Ah si j’avais su en me réveillant dans cet entrepôt que les événements prendraient une tournure aussi agréable…

 

Elle se recule après une minute, les joues rouges –et l’air un peu étonnée de ce qu’elle a ressenti apparemment.

 

-Alors ? je fais, goguenard. Vous nous sentez… « compatibles »?

 

-Je… Je crois. (Elle se redresse et se passe la main dans les cheveux pour se redonner contenance.) Bon, on va quand même pas moisir ici toute la vie! Venez. Je vais vous offrir un macchiato.

 

-Et moi je vous offrirai un thé… si vous acceptez de me libérer de ces cordes, dis-je en désignant mes liens.

 

Elle sort un couteau de sa poche, moqueuse.

 

-Pourquoi ? Je vous trouve très séduisant, saucissonné comme vous l’êtes ! (Elle commence à couper les liens qui m’entravent.) Je plaisante. Mieux vaut filer avant que l’autre ne revienne avec des renforts. Je suis douée, mais contre vingt types j’ai peu de chance de nous sortir de là.

 

Je masse mes poignets endoloris, un peu jaloux. Je ne peux pas m’empêcher de poser la question :

 

-Ce gars… Vous le connaissez depuis longtemps ?

 

-Hm ? Oh, depuis cinq-six ans, je crois. Pourquoi ?

 

-Et… vous êtes sortie avec ?

 

-On ne peut pas sortir avec un type comme lui. C’est un crétin. (Elle me libère les pieds.) Malheureusement, quand on a bu une demi-bouteille de vodka et qu’on croit qu’on va mourir dans un bunker glacial alors qu’on tente d’espionner des diplomates en Ukraine, on couche avec. Mais c’était il y a longtemps. On apprend de ses erreurs et on ne les refait plus.

 

-Je vois.

 

Je me lève et fais trois pas pour dégourdir mes jambes. Je m’approche ensuite d’elle et prends doucement son visage pour l’embrasser. (Je ne pense pas qu’elle soit une femme qu’on surprend.)

 

-Merci, je lui dis.

 

-De quoi ? s’étonne-t-elle.

 

-De m’avoir sauvé la vie. (Je roule des yeux d’un air comique.) Encore. (Elle rit, je suis conquis.) Vous pensez qu’un jour je pourrai savoir votre vrai prénom ?

 

-Qui sait ? fait-elle, malicieuse.

 

Nous sortons de l’entrepôt. Moi qui tremblais de changer mon quotidien, à présent je brûle de le bouleverser à ses côtés…

 

(Comme quoi, on ne sait jamais ce que nous réserve la vie !)

 

Fin

Mr et Mme Personne 3/4

Monsieur et Madame Personne

Épisode 3/4

J’arrive au travail en bras de chemise et sans cravate, le cheveu en bataille et des cernes sous les yeux. Je me laisse tomber sur ma chaise pivotante et dissimule (mal) un bâillement.

-Alors Casanova, ricane Tyler, mon collègue, avec quelle bombe as-tu passé la nuit ?

Avec le capitaine Stark et son équipe d’investigation, je songe, un peu amer.

-Ce n’est pas ce que tu penses, je secoue la tête, ce n’était pas aussi agréable…

-À d’autres ! Raconte-moi tous les détails : blonde ou brune ?

-Hier soir en allant me coucher, je suis tombé sur un cadavre.

Grand silence. Deux autres de mes collègues lèvent la tête de leur ordinateur, surpris ; et je parierais que la moitié de l’open space est en train de tendre l’oreille.

Tyler éclate de rire.

-C’est ça ! Mais bien sûr !

-Tu me crois pas ? Je viens juste de sortir du poste de police, ils m’ont relâché il y a une heure.

J’agite mes doigts pleins d’encre pour lui prouver que je ne plaisante pas (on a pris mes empreintes digitales cette nuit). Les flics étaient sur les dents et passablement énervés de mon ignorance. En effet, dès qu’ils étaient arrivés, je m’étais appliqué à ne pas pouvoir répondre à leur question. Du genre « Qui est cet homme ? Le connaissez-vous ? Comment est-il entré chez vous sans que vous ne vous en rendiez compte ? Comment se fait-il qu’il ait été tué juste au-dessus de votre tête et que vous n’ayez rien remarqué du tout ? « 

-Tu as passé la nuit au poste ?

Là j’en suis certain, tout le bureau est attentif. Je soupire.

-Oui. Hier soir, je buvais une bière dans ma cuisine quand j’ai entendu un bruit à l’étage –une sorte de choc sourd. Je ne me suis pas méfié sur le moment, je pensais que c’était peut-être un cadre qui était tombé, ou autre chose, et je suis monté. C’est là que j’ai vu un type allongé –ou plutôt affalé– par terre. J’ai vu une grosse flaque de sang vers sa tête et je me suis dit : « il doit sûrement être mort « . Mais j’ai quand même pris son pouls pour en être sûr, puis j’ai appelé la police.

Tyler semble scotché, suspendu à mes lèvres. Apparemment, mon récit a fait son petit effet –il faut dire que je l’ai si bien répété.

-Et… Et qui c’était ?

Je hausse les épaules, gêné. Plus personne ne fait semblant de travailler maintenant, tout le monde écoute notre conversation ouvertement.

-Un vagabond, un SDF probablement.

Je n’aurais jamais cru que je pouvais mentir avec autant d’aisance avant hier soir. Les flics avaient été moins faciles à berner, mais mes collègues semblent gober l’appât et la ligne !

(Je ne leur précise d’ailleurs pas que mon intrus portait une cagoule, des habits noirs, des gants… et une arme de poing.)

(Un SDF se balade rarement avec ce genre d’accessoires.)

-Comment… Enfin, comment est-il mort ?

-Une crise cardiaque, peut-être.

Ouais, c’était possible, une seconde avant qu’il ne se prenne une balle dans la tête ! Qui sait ? Et personne n’ira vérifier.

Mes collègues retournent à leurs occupations, chuchotant entre eux avec excitation, Tyler se détourne également. J’allume mon ordinateur et entre dans ma session, mais n’arrive pas à me mettre au boulot. Je reste à fixer l’écran, le regard vide, épuisé.

À cause de Fernanda –ou peu importe son nom– j’ai passé une nuit blanche et j’ai eu un tas d’ennuis. La police me soupçonne clairement d’avoir tué le type dans ma maison et d’avoir fait semblant de jouer les innocents. J’ai les nerfs en pelote. Ils ne sont pas stupides, ils se sont bien rendu compte que l’intrus chez moi était louche : il avait un flingue sur lui, il n’a laissé aucune trace d’effractions et n’avait clairement pas le profil d’un clodo.

J’ai peur que le petit trapu soupçonneux n’ait remarqué que j’avais déjà les dents brossées, alors que j’étais sensé boire une bière dans mon salon. Il avait peut-être vérifié si ma brosse à dents était mouillée… Bon, ça arrive de changer d’avis, mais les circonstances du meurtre sont clairement suspectes. Il n’y a que ma parole sur laquelle se reposer, et même si je n’ai pas de mobile ou de connexion avec le maraudeur, j’ai peur qu’ils ne m’inculpent.

J’en veux à cette jeune femme. Elle m’a mis dans une situation compromettante, et elle s’est tirée sans me donner la moindre explication. Je suis en colère contre elle de m’avoir laissé tomber avec un cadavre sur les bras.

Tu es injuste, me souffle une petite voix. Si elle a tué cet homme, c’était pour te protéger. C’est la deuxième fois qu’elle te sauve la vie je te rappelle !

-Monsieur Donovan ? Mike Donovan ?

Je relève la tête et mon sang se glace. Un homme et une femme en habits civils avancent vers mon bureau d’un pas ferme. Ils sortent tous deux leur plaque, je me retiens de soupirer. Voilà qui va encore faire jaser dans l’open space!

-Sergent Chesterfield, fait le premier, puis il désigne sa coéquipière d’un mouvement de tête. Et voici le sergent Blutch. Auriez-vous un moment à nous accorder ? Nous aurions quelques petites questions à vous poser…

-Encore ? je râle. J’ai dit tout ce que je savais au capitaine cette nuit pourtant !

Ils haussent les sourcils, Blutch lance un regard surpris à Chesterfield.

-Au capitaine ? répète-t-elle.

Je manque trop de sommeil, je ne tique pas et continue sur ma lancée.

-Le capitaine Stark, du commissariat 36. Celui qui est rouquin, avec une moustache. (Je commence à m’énerver.) Oh, allez, faites pas semblant de ne pas être au courant qu’on a trouvé un mort chez moi ! On a bien dû vous en parler !

Un ange passe, les deux flics échangent un regard entendu.

-En réalité, non. Nous appartenons au commissariat 42, dit lentement Chesterfield.

Je me décompose sur place, ma pseudo-colère fond comme une motte de beurre en enfer. Imbécile !

-Ah… Bon… Alors, vous venez pourquoi ? je balbutie.

-Est-ce que vous auriez un endroit où nous pourrions discuter tranquillement ? fait gentiment Blutch. Un bureau vide ou…?

Je réalise que tout l’open space nous écoute –encore. Je hoche la tête, gêné, et me lève pour conduire les policiers dans un couloir pas loin où il y a généralement très peu de passage.

-Pourquoi êtes-vous venus à mon bureau ? je demande.

-Nous enquêtons sur une fusillade qui a eu lieu au croisement nord-ouest, dans le tea-room anglais Providentia. En avez-vous entendu parler?

Je garde le silence et hoche lentement la tête, ne voulant pas laisser échapper quelque chose qui me portera préjudice plus tard. Je ne sais pas ce qu’ils savent, si je nie être au courant de quoi que ce soit et qu’ils savent la vérité, je risque d’avoir de gros ennuis.

-Il y a eu dix morts et quinze blessés, poursuit Chesterfield, et les coupables sont partis sans laisser de traces. Il y avait des caméras dans la rue, mais ils portaient des cagoules, impossible de découvrir leur identité. Pourtant, un détail a attiré l’attention de notre équipe…

Sa collègue sort un portable et touche deux-trois fois l’écran avant de me le tendre.

-Est-ce que c’est vous qui entrez dans le tea-room ?

Je regarde la vidéo, qui me montre clairement en train de pousser la porte vitrée de la boutique –quelques secondes avant que ma vie ne bascule à jamais. J’acquiesce lentement de la tête, les policiers échangent un nouveau regard entendu.

-Ce que nous avons pu constater, reprend Blutch, c’est que vous êtes entré dans ce café, et que vous n’en êtes pas ressorti avant que les hommes avec les mitraillettes n’arrivent avec leur camionnette blindée. Ce qui signifie que vous étiez à l’intérieur au moment de l’attaque. N’est-ce pas ?

J’opine à nouveau du chef, ils semblent jubiler. Comment vais-je me sortir de cette galère ? Ils vont m’accuser de je ne sais quoi, de complicité ou de fuite, ou de non-assistance à personne en danger.

-Comment avez-vous retrouvé mon nom, et où je travaille ? je demande.

-Nous avons montré votre photo au patron et à l’une des serveuses, il paraît que vous venez tous les jours.

-Je vois…

-Comment êtes-vous sorti de ce tea-room vivant, sans que personne ne vous remarque ?

Je réfléchis une seconde. Inutile de mentionner « Fernanda « , peut-être qu’ils ne poseront pas trop de questions et s’en iront ? Je ne veux pas parler d’elle. Malgré tous les problèmes que je risque d’avoir en la couvrant, mon être tout entier me hurle de ne pas la mentionner.

-Je suis sorti par derrière…

-Vous connaissiez l’existence d’une sortie à l’arrière ?

-Oui.

-Pourquoi ne pas être venu dire à la police ce que vous aviez vu?

-Je… J’étais sous le choc, je pense… Et après, je me suis dit: à quoi bon ?

Chesterfield me dévisage gravement.

-Pourtant, vous êtes retourné travailler ce jour-là, comme si de rien n’était.

Un rire nerveux m’échappe, je croise les bras :

-Est-ce un interrogatoire ? Dois-je contacter un avocat ?

-Ça dépend, fait doucement Blutch, avez-vous quelque chose à vous reprocher ?

Silence. Je soutiens leurs regards méfiants. Finalement, le lieutenant soupire.

-Il faudrait que vous nous accompagniez au commissariat, nous devons prendre votre déposition.

Je me passe la main sur le visage, las.

-Bien. Laissez-moi juste récupérer mon manteau et je viens avec vous.

Quand nous revenons dans l’open space, deux hommes en manteaux noirs discutent avec Tyler. Ils sont de dos, mais à leur vue un frisson d’effroi me parcourt l’échine.

-Ah, ben le voilà qui revient justement, dit-il en me pointant du doigt.

Les deux hommes se tournent d’un même mouvement et me dévisagent. Ils sont aussi jeunes que moi –si ce n’est plus– et ils ont l’air de requins.

-Mike Donovan ? demande celui de droite.

-Qui le demande ? je dis, sarcastique.

Encore des flics?

-FBI, lâche l’autre en exhibant sa plaque. (Ben tiens! Voilà autre chose !) Nous aurions des questions à vous poser…

-Une seconde, s’interpose Chesterfield. Nous enquêtons sur une fusillade et nous devons emmener cet homme au poste.

Tyler me jette un regard ahuri par-dessus l’épaule d’un des mecs du FBI, je secoue la tête énergiquement. Je ne sais pas ce que ces types-là me veulent !

-Désolé, fait l’agent d’un ton pressant, c’est une affaire d’État, elle est donc prioritaire.

-Nous étions là avant ! s’exclame Chesterfield, passablement énervé.

Certains de mes collègues se sont carrément tournés pour nous écouter. Bras croisés et les yeux rivés sur notre petit groupe improvisé, une des secrétaires sirote son café sans même faire mine de travailler. Cette situation est complètement absurde…

Pendant qu’ils continuent à se crêper le chignon, ça fait tilt. Les paroles de Fernanda me reviennent en mémoire : le FBI m’a mis sur écoute. Pourquoi, ça, aucune idée, mais s’ils croient que je sais des choses, ils ne vont certainement pas laisser la police m’interroger tranquillement !

J’observe les deux coqs qui sont face à moi: ils sont tendus et hargneux, ils semblent pressés de m’emmener avec eux. Je pèse le pour et le contre, puis décide de m’amuser un peu.

-Bon, je fais d’un ton théâtral. Je vais venir avec vous, Messieurs les agents du FBI. (Je prends ma veste.) Allons-y, ne traînons pas en route.

Les quatre me regardent avec surprise, m’ayant peut-être oublié. Mais Blutch n’a pas l’intention de se laisser doubler comme ça.

-Une seconde, vous n’allez nulle part. Nous n’avons pas encore décidé qui avait autorité pour vous emmener.

-Allons, voyons, il faut être bon joueur, je souris. La police m’a interrogée pendant toute la nuit, il faut laisser un peu son tour aux collègues ! Soyez fair-play ! (Je lance un clin d’œil à l’agent du FBI de droite.) Et puis, nous avons des choses à nous dire n’est-ce pas ? À propos d’un certain Smith… (Les deux hommes se tendent ; l’un d’eux serre les mâchoires, furieux.) Ou est-ce D.O., D.E., ou L.E.-machin-chose?

-Taisez-vous, dit sèchement l’agent de gauche, alors que les policiers les observent d’un regard soupçonneux.

-À moins que ce ne soit à propos du meurtre ? Ou de la fusillade ? Ou des micros ?

L’un d’eux me chope par le haut du bras, agacé.

-Ça suffit, ne dites plus un mot ! Vous venez avec nous !

-Pourrions-nous revoir vos plaques ? demande Blutch.

Je me marre. Je les ai bien mis dans la merde ! Les agents doivent donner leur identité pendant que les flics appellent leur chef pour vérifier qu’ils disent bien la vérité.

Finalement, Blutch et Chesterfield me laissent partir de mauvaise grâce, accompagné de Tic et Tac. Ces derniers ne sont pas très contents, j’ai comme qui dirait l’impression qu’ils m’en veulent pour quelque chose…

(Niark !)

Ils me font sortir dans la rue puis monter dans une berline noire aux vitres teintées. Lorsque les portes claquent, je ricane. Le chauffeur démarre.

-Quoi ? lâche un des agents. Qu’est-ce qui vous fait rire ?

-Je vous ai foutu dans la merde, non ?

-Parce qu’en plus vous êtes fier de vous ?

-Un peu, j’avoue, le sourire jusqu’aux oreilles. Vous ne vous attendiez pas à ce que je sache que vous m’avez placé sur écoute !

-On s’y attendait, puisque vous en avez débranché les trois quarts hier soir… Mais apparemment vous n’avez pas repéré celui dans votre veste.

Il passe sa main sous mon col et en retire une petite puce électronique noire ; je cligne des paupières, ébahi.

-C’est légal ça ?

-Quand la sécurité du territoire l’exige, oui.

Je lève les yeux au ciel.

-Bon. Et où m’emmenez-vous, là ?

-Dans un lieu où vous serez en sécurité.

Mouais. Sous-entendu « où on va pouvoir t’interroger tranquille et te faire fermer ta gueule une bonne fois pour toute! » Je bâille. Pour l’instant, peu m’importe.

-Ah ? Vous servez du café là-bas ?

-Oui.

-Parfait. Parce que j’ai pas pu en boire un ce matin. Ma crémerie habituelle est comme qui dirait fermée pour cause d’attaque à la mitraillette…

Je suis brusquement coupé dans mon élan lorsque le chauffeur plante sur les freins pour éviter une camionnette qui s’est arrêtée sur la trajectoire de la voiture qui nous transporte. Trop tard, impossible de l’éviter, elle est trop proche, nous la percutons violemment.

L’agent assis à ma gauche, qui n’a pas bouclé sa ceinture (mauvaise idée) est projeté contre le siège avant et est assommé propre en ordre.

J’essaie de comprendre la situation, déboussolé. La camionnette nous a en réalité foncé dessus, elle nous visait à dessein.

-C’est un piège ! hurle le deuxième agent à l’adresse de notre conducteur. Reculez ! Vite !

Mais nos attaquants semblent être très bien organisés : à peine a-t-il commencé sa phrase qu’un second fourgon s’arrête pile derrière la voiture.

L’agent enlève sa ceinture et sort son arme, mais ce qu’il voit le fige. Des hommes –au moins huit– sortent des camionnettes avec des fusils d’assaut et des masques de carnaval. Ce qui m’inquiète légèrement, c’est qu’autour du torse ils portent des sangles qui retiennent des bombes artisanales tout ce qu’il y a de plus flippant.

Je remarque alors que nous sommes dans une zone industrielle totalement déserte, personne ne peut nous venir en aide. (Malin…) Que nous veulent-ils?

Un des types (avec un masque de lapin vachement glauque) s’avance vers la vitre de la voiture et tape dessus avec le bout de son canon.

-Posez votre pistolet, fait-il. (Sa voix semble altérée, on dirait qu’il utilise un modificateur vocal.) Et il n’y aura pas de morts.

L’agent hésite, mais nous sommes en sous-nombre, isolés et déjà encerclés. Ses adversaires sont tous armés et la moindre balle perdue pourrait bien faire exploser le quartier. Il pose délicatement son pistolet au sol et lève les mains en évidence ; je l’imite, notre chauffeur garde les siennes sur le volant.

-Qu’est-ce que vous avez de spécial pour être aussi convoité ? grince l’agent entre ses dents serrées.

-J’en sais rien, mais là, tout de suite, je m’en passerais.

-Déverrouillez les portes, ordonne le lapin, qui doit probablement être le chef de la bande.

Le conducteur s’exécute à contrecœur, le bruit que fait la sécurité qui claque est de mauvais augure. Je déglutis. Le mec avec une tête de cheval à ma droite se rapproche dangereusement de la portière passager.

Ils viennent pour moi.

Un élan de panique me submerge. C’est ceux d’Europe de l’est. Non. Le groupe Smith ou D.O.E. Ils croient que je suis réellement impliqué dans ces histoires et ils veulent me liquider. Oh mon dieu, je ne reverrai jamais Fernanda, je ne saurai jamais son vrai nom, je ne l’embrasserai jamais… Je vais mourir de l’avoir connue, mais sans la connaître vraiment ; ce sera l’un de mes plus grands regrets.

Tête de Cheval tire le corps inconscient de l’agent du FBI hors de la voiture et, me mettant son fusil sous le nez, il défait ma ceinture de sécurité. Puis il me chope sous le bras et me tire rudement hors du véhicule.

L’un d’eux sort un couteau et je me mets à trembler pour ma peau. Vont-ils me dépecer vivant sous les yeux des deux hommes pour l’exemple ? Non, ils se contentent de crever les pneus. Un autre va verser un liquide sur le moteur, qui se met à fumer bizarrement.

Le Lapin s’approche de moi et me fixe. Si je le pouvais, je crois bien que je m’évanouirais là, tout de suite.

-Qu’est-ce que vous me voulez ? je tente de dire d’une voix égale.

Il lève son fusil…

… et m’assomme en abattant la crosse sur le coin de mon crâne.

C’est le noir total.

Mr et Mme Personne 2/4

Monsieur et Madame Personne

Épisode 2/4

Assis dans ma cuisine, un verre de bière à la main, je suis perplexe. Mais ça n’est pas nouveau, en réalité cela fait deux jours que je suis perplexe.

Posée sur le dossier de la chaise en face de moi, il y a la veste en cuir de Fernanda, la femme mystérieuse qui m’a sauvé la vie hier. Alors que nous buvions un petit café tranquillement ensemble dans un tea-room, et que nous discutions le plus agréablement du monde, des rafales de mitraillettes ont fait éclater la vitrine, tout droit dirigés sur nous.

C’est là que cette ravissante jeune femme a sorti un Glock et a répliqué. Elle nous a fait sortir de là (bon, OK, je l’ai suivie en flippant comme une poule mouillée) et avant de s’envoler elle m’a dit d’oublier tout ce que j’avais pu voir.

Mais comment oublier pareil visage ? J’ai eu le coup de foudre pour elle et ne pense pas pouvoir l’oublier de sitôt –l’épisode des mitraillettes mis à part. Je m’étais rendu à mon bureau hier, titubant encore sous le choc, et n’avais pu parler de cette histoire à personne. Les gens ont bien remarqué que j’avais de la poussière sur tout le devant de mon complet et des traces de café un peu partout parce que j’avais rampé sur le sol à la suite de Fernanda, mais je n’avais pas racconté quoi que ce soit.

Et il y a encore la veste…

Je tends inconsciemment la main pour effleurer le cuir de la jaquette élimée. Je ne réalisais pas vraiment ce que je faisais sur le moment, quand je l’ai ramassée dans le tea-room. Alors que les balles sifflaient au-dessus de nos têtes, j’ai saisi le vêtement sous une impulsion et l’ai emporté avec moi. Sur le moment je crois que je me suis dit : « Elle y tient, elle risque d’en avoir besoin. » Ensuite je l’ai oubliée. Ce n’est qu’une fois au travail, lorsque mes collègues se sont foutus de mon apparence et m’ont demandé à qui était cette veste que j’ai réalisé que je l’avais toujours dans les mains.

Qui est cette mystérieuse femme ? La reverrai-je un jour? Je contemple le cuir et soupire. J’ai peu d’espoir, et ça m’attriste. Je suis tombé fou amoureux d’elle, je veux en savoir plus sur qui elle est, sa vie, ses passions… Mais c’est probablement impossible que nos chemins se recroisent un jour, elle semble aussi insaisissable que de la fumée !

Autre détail qui me tracasse : j’ai été le témoin (involontaire) d’une fusillade dans un lieu public, et la police enquête là-dessus. Il y a eu de nombreux blessés, des morts, et je me suis enfui. Je ne sais pas s’ils vont se rendre compte que j’y étais, mais ils risquent de venir me poser des questions pour savoir pourquoi je ne me suis pas manifesté après l’attaque… Oserais-je leur parler de Fernanda ? Probablement pas. Au fond, même si elle n’avait rien fait de répréhensible, elle devait être suspecte à leurs yeux : elle se promène quand même en plein jour avec un pistolet! Cette fille a certainement plus de secrets que mon pauvre esprit sans imagination ne peut le concevoir.

(Est-elle un agent secret? Fait-elle partie de la mafia ?)

Je soupire et finis ma bière, puis me lève pour m’étirer. Ces réflexions ne mènent nulle part, je tourne en rond! Assez. Bon. Je prends mon verre et le pose dans l’évier, puis monte me coucher.

À l’étage, j’allume la lumière dans le couloir et vais dans ma salle de bains, plongée dans le noir. Je prends ma brosse à dents, dépose une couche de dentifrice dessus (pas trop épaisse, sinon c’est trop fort dans la bouche !) et me redresse. Je me fige. À travers le reflet du miroir, je peux voir une silhouette se détacher dans l’encadrement de la porte.

Je cligne des yeux, mais ne bouge pas, trop surpris pour esquisser un geste. La personne derrière moi reste immobile, pointant un flingue pile sur mon dos.

Un léger bruit, comme un bouchon de champagne qui saute, retentit. La silhouette vacille, puis tombe sur le côté avec un bruit sourd.

Je cligne des paupières. (Hein ? Que vient-il de se passer ?)

Je me tourne au ralenti, sourcils haussés. Non, je n’ai pas rêvé, il y a bel et bien un homme par terre dans mon couloir. Brosse à dents toujours en main, je m’avance d’un (petit) pas pour l’observer et l’identifier.

Une deuxième silhouette surgit, je bondis en arrière. Une main glisse sur le mur pour atteindre l’interrupteur et avant même que la lumière ne s’allume, je reconnais avec soulagement qui se tient à présent devant moi.

Fernanda, vêtue d’un pull à col roulé noir, d’une casquette et de jeans sombres, lève son regard couleur chocolat fondant sur moi, armée d’un pistolet avec un silencieux. Elle s’est coupé les cheveux, qui sont à présent blond platine. Ce carré la rend plus stricte.

-Oh! Bonsoir, je fais d’un ton guilleret que je peine à masquer, esquissant un geste vers elle. Je suis content de vous rev…

Elle pointe son pistolet dans ma direction ; bon, tant pis pour les embrassades.

-Ne bougez pas.

Gardant son revolver braqué sur moi, elle pousse le bras du gars à terre du bout de sa basket. Il ne réagit pas.

-Il est mort ? je demande.

-En général, c’est ce qui arrive quand on se prend du 9 mm dans la tête, dit-elle froidement en se focalisant sur moi.

Une seconde de silence, je digère l’information.

-Merci.

-De quoi ? fronce-t-elle les sourcils.

-Bah… De m’avoir sauvé la vie. (Je pointe le type par terre du doigt.) J’imagine qu’il était venu ici pour me tuer, ou quelque chose du genre.

Elle me dévisage comme si j’étais un demeuré.

-Pardon ? « J’imagine qu’il est venu pour me tuer « ? répète-t-elle, incrédule. Comme si vous ne le saviez pas !

-Je ne comprends pas…

-Ce type était un tueur à gages venu d’Europe de l’Est. Je le connais, il travaille pour la société Smith Inc qui est, comme par hasard, la société rivale de Htims SA. Htims, qui est une filiale de L.E.E., qui emploie occasionnellement le groupe D.O.E.

Je hausse les sourcils.

-Euh… Ça fait trop d’abréviations et de sociétés, je suis complètement perdu.

-Vous voulez que je fasse les liens pour vous ? s’énerve-t-elle. Le groupe D.O.E. est celui qui m’a canardé hier matin.

-Ah? Donc, vous avez réussi à savoir qui étaient ces tueurs ? je m’étonne.

-Eh oui, dommage pour vous. (Elle avance d’un pas et je jurerais que son index se rapproche dangereusement de la détente.) Pendant que vous essayiez de me distraire, vos petits camarades ont tenté de me trouer la peau. (J’écarquille les yeux. Quoi ?!) C’est très noble de votre part de vous être sacrifié en mode kamikaze. Malheureusement pour vous j’ai de bons réflexes, et je ne suis pas tombée dans votre piège grossier.

-Whoa, je m’exclame en la voyant clairement lever son arme pour m’abattre. Attendez ! Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez !

-C’est ça. En tout cas, j’ai horreur qu’on me manipule, vous ne vous en tirerez pas aussi facilement !

-Je ne travaille pas avec la compagnie Smith, ou Htims, ou l’Europe de l’est! je m’empresse de me défendre. Je n’ai jamais cherché à vous faire du mal!

-Mais bien sûr ! s’exclame-t-elle, furieuse. Et si vous m’avez abordée, c’était uniquement pour me parler du temps qu’il faisait et du café en poudre ! Ça n’était pas pour détourner mon attention et me faire éliminer ! Alors que je me suis infiltrée chez L.E.E. pour les espionner l’année dernière et leur voler des données. En découvrant ça, L.E.E. a employé des mecs de chez D.O.E. pour me tuer. Dont vous. (Au comble de l’énervement, elle fait un mouvement brusque avec son pistolet, je me baisse pour éviter de me retrouver dans sa ligne de mire.) Vous savez, j’en au vu à la pelle, des agents qui essaient de se faire passer pour quelqu’un de normal, mais alors vous, vous êtes trèèèès doué ! J’ai failli me laisser berner !

-Mais… c’est parce que je suis normal !

-Mais il y a plusieurs détails qui m’ont mis la puce à l’oreille, poursuit-elle sans m’écouter. Vous êtes trop calme ! Hier vous avez quand même assisté à une fusillade, et pourtant vous êtes retourné au boulot comme une fleur. Vous n’aviez même pas l’air choqué, vous avez agi comme si de rien n’était.

-Bien sûr, je m’étonne. C’est parce que vous me l’avez demandé !

Personne n’aurait pu rester aussi calme après avoir assisté à une attaque à la mitraillette ! Et là, juste maintenant : je viens de tuer un homme juste devant vos yeux, pourtant vous n’avez même pas bronché. Ne venez pas me dire que ce n’est pas une réaction maîtrisée ! Je vous ai suivi entre hier et aujourd’hui, et vous avez le profil parfait du mec en sous-marin qui s’est choisi une petite vie bien rangée et banale pour passer inaperçu !

-Écoutez, je vous jure que je suis un type normal, je n’ai jamais fait de mal à une mouche ! Je me défends. La seule chose c’est que… que lorsque je me retrouve avec vous, je suis tellement heureux que le reste n’a plus aucune importance.

C’est moi qui ai dit ça? Je sens ma langue devenir pâteuse et ma gorge s’assécher d’un coup. Un peu plus et je rougirais comme un collégien !

Elle me dévisage, le regard vide.

-Quoi? (Elle se reprend, l’air un peu moins énervée quand même.) Qu’est-ce que vous me chantez encore ?

-Je… C’est plus fort que moi : quand je vous vois, j’ai le sourire jusqu’aux oreilles, j’ai le cœur qui bat plus fort et je ne me sens plus moi-même.

-Vous ne m’aurez pas avec une démarche aussi grossière !

-Je n’ai jamais éprouvé cela ! je m’exclame, bien lancé à présent. Je vous trouve magnifique et forte, depuis que je vous ai rencontrée je ne rêve que de vous et je…

-STOP ! m’arrête-t-elle. Je ne veux plus rien entendre ! (Ah, tiens, elle a les joues rouges.) Vous n’êtes qu’un menteur, vous essayez de m’embrouiller !

-Je vous jure que je dis la vérité !

Elle me sonde, me regardant droit dans les yeux pour juger de ma sincérité. Elle ne semble pas prête à me croire sur toute la ligne, mais ses certitudes ont été ébranlées.

-Vous voulez me faire croire que vous ne bossez pas pour Smith? Ou pour Htims? Ou même L.E.E.?

-Je ne cherche pas à vous persuader de quoi que ce soit, je soupire, c’est la vérité vraie Fernanda. Je ne suis au courant de rien!

-Alors, j’ai dû désactiver 19 micros planqués pour m’infiltrer dans votre maison parce que vous êtes innocent ? Et c’est un hasard total qu’une camionnette du FBI soit parquée de l’autre côté de la rue ?

Je m’étrangle.

-Le –quoi ?! Le FBI ? Ils sont en face de chez moi, vous dites ?!

Devant ma surprise évidente, elle cligne des yeux, puis fronce légèrement les sourcils.

-Au fait, pourquoi m’appelez-vous Fernanda… (Elle réalise.) Ah ! Oui. C’est vrai, c’est le nom que je vous ai donné.

-Qui est faux, j’imagine.

Elle acquiesce, je me frapperais le front si je le pouvais. Évidemment qu’elle m’a menti sur son prénom ! Imbécile ! J’aurais dû m’en rendre compte avant !

Nous restons face à face en silence, chacun préoccupé par l’autre. Après quelques minutes, elle baisse finalement son arme.

-Vous ne me tuez pas ? je m’étonne. Vous aviez pourtant l’air décidée…

Elle se passe la main sur le front, lasse.

-Je ne peux pas tuer un innocent. (Mon cœur s’allège, j’en danserais de joie si je le pouvais !) Je n’ai aucune preuve contre vous. Je pensais que vous avoueriez sous la pression, mais vous continuez à dire que vous n’êtes pas mêlé à tout ça… Je vais m’en aller. (Elle me jette un coup d’œil amusé.) N’oubliez pas d’appeler la police.

-Hum ? La police ? Pourquoi faire ?

-Il y a comme qui dirait un cadavre dans votre couloir. (Elle hausse les sourcils.) Ça va ruiner votre parquet.

Elle fait élégamment volte-face et se dirige vers la sortie, je me rappelle brusquement quelque chose :

-Ah ! Fernan… Euh, Madame ? (Elle me jette un regard surpris.) Votre veste est en bas dans ma cuisine, pensez à la récupérer en partant.

Elle fronce les sourcils, mais ne répond rien. Elle part.

Quand la police arrive vingt minutes plus tard, je constate que ladite veste a disparu. (Et je ne peux pas me retenir de sourire comme un idiot !)

Mr et Mme Personne 1/4

Monsieur et Madame Personne

Épisode 1/4

Je suis un homme on ne peut plus ordinaire. Tout le monde vous le dira (mes collègues, mes proches, même mes parents) je mène une vie banale et il ne m’arrive jamais rien de palpitant. Je ne souhaite pas qu’il en soit autrement et je n’ai pas forcément envie que ma situation change.

Je vis dans une ville calme et travaille comme cadre dans une boîte qui ressemble à beaucoup d’autres. Justement, avant d’aller à mon bureau, je m’arrête dans mon café habituel, comme je le fais tous les matins. J’aime la routine, que les événements ne diffèrent pas et s’enchaînent comme du papier à musique. Tout ce qui sort de l’ordinaire me désarçonne, j’aime savoir ce qui m’attend à l’avance.

J’entre donc dans le café dans lequel je vais toujours chercher un macchiato brûlant et un croissant. Mais à ce moment-là je suis foudroyé sur place.

Au fond de la petite boutique se tient une jeune femme.

Sainte Marie mère de Dieu !

Attendez, ne vous méprenez pas ! J’ai l’habitude de voir des femmes, tous les jours. Mais celle-ci… Elle sort vraiment du lot. Comment vous la décrire ? Elle est exceptionnelle, vraiment exceptionnelle, du genre qu’on ne rencontre qu’une ou deux fois dans une vie. Je m’oblige à fermer la bouche et à me décaler pour ne pas bloquer l’entrée aux gens qui commencent à s’impatienter derrière moi.

Ses cheveux noirs et brillants sont lâchés sur ses épaules en boucles larges et encadrent son magnifique visage. Ses yeux bruns soulignés d’un élégant trait noir sont perdus dans le vague. Elle a la peau d’un beau brun clair et je me fais la réflexion qu’elle doit probablement venir d’Amérique du Sud. (Où exactement, je ne saurais le dire, je ne possède pas le genre de talent permettant de deviner le pays d’origine d’une personne juste en observant ses traits.) Elle porte un t-shirt tout ce qu’il y a de plus simple, mais il semble avoir été créé pour la mettre en valeur. Elle a des bottines noires à talons carrés aux pieds, un jean bleu foncé et une veste en cuir est posée sur le dossier de sa chaise.

Quand elle lève soudain son regard sur moi, sentant qu’on l’examine (à raison), je réalise que je viens de tomber amoureux d’elle. Elle me contemple une seconde, juste surprise de découvrir qu’on la fixe et non pas fâchée comme je l’aurais cru –trop tard, j’ai tourné la tête pour ne pas qu’elle me prenne pour un idiot.

En commandant mon café, j’ai le cœur qui résonne sourdement à mes oreilles et je suis dans tous mes états. Elle m’a vu. Elle a vraiment des yeux superbes. Me regarde-t-elle encore ? Je sens ses iris posés sur mon dos qui me réchauffent la nuque. Je dois trouver un prétexte pour l’aborder…

Quoi ?! Ça ne m’arrive jamais d’entamer la conversation avec quelqu’un, comme ça, dans un tea-room. Il me faut au moins un prétexte. Je me sers de sucre, ma main tremble légèrement. Elle va remarquer que je m’intéresse à elle ! Je suis fou, il faut que je me tire d’ici en conservant un minimum de dignité !

Je me tourne. Elle lève à nouveau les yeux, nos regards se rencontrent. Un sourire amical fend malgré moi mon visage.

-Bonjour, je lui dis, ma voix étant beaucoup plus posée que je ne l’aurais cru.

-Bonjour, répond-elle poliment en me rendant mon sourire.

Elle semble attendre que je poursuive, j’y vois ma chance. (Oui, mais ma chance de faire quoi ?!) Je pointe la baie vitrée donnant sur l’extérieur.

-Belle journée n’est-ce pas ?

Je n’aurais pas pu faire encore plus banal ! Heureusement qu’il fait beau, parce que sinon j’aurais eu l’air con. Son sourire s’accentue légèrement –apparemment mon bavardage ne l’ennuie pas.

-Effectivement. Le temps est superbe aujourd’hui, il ne risque pas de pleuvoir.

Je me mets à paniquer lorsque je ne trouve rien à répliquer. Elle attend de moi une répartie, quelque chose ! Mais en même temps continuer ce dialogue stérile sur la météo serait idiot. « Aller, vas-y, dis un truc, n’importe quoi ! » je m’intime. « Elle attend ! » (Argh, pourquoi la drague c’est aussi difficile ?!)

-Est-ce que je peux m’asseoir à votre table ?

C’est sorti tout seul. Un peu plus et je me foutrais des claques ; une femme comme elle doit souvent être approchée par des hommes, elle doit être habituée à ce type de manœuvre –et à éconduire les gêneurs également.

Elle est surprise par ma question, mais elle semble y réfléchir. Finalement, elle acquiesce.

-Je vous en prie.

N’en croyant pas mes oreilles, je tire la chaise comme dans un rêve et m’assieds. Mais elle lève la main comme pour m’arrêter, je me fige :

-Oh! Euh, pourriez-vous vous décaler d’à peine quelques centimètres ? demande-t-elle d’un ton embarrassé. J’aime bien la vue…

Je me tourne. Effectivement, on voit le parc à travers la vitrine, et ce tableau au petit matin est plutôt joli. Je me pousse sur la droite, désireux de lui plaire, ne me doutant pas qu’elle a autre chose en tête que d’admirer les arbres. (Mais bon, ça, je le découvrirai plus tard!)

Mes yeux se posent une microseconde sur l’horloge accrochée au mur derrière elle, je chasse mon travail de mon esprit. Je vais certainement arriver en retard… Tant pis. (De toute façon, ce n’est pas comme si j’étais indispensable.)

-Désolée, fait-elle.

-Ce n’est rien, je dis en chassant sa remarque d’un geste désinvolte de la main. (Mes yeux tombent sur sa tasse.) Que buvez-vous ?

-Du thé noir. Et vous-même ?

-Macchiato, je souris en soulevant mon thermos. (Ses yeux suivent l’objet, elle en tire la conclusion logique –que d’habitude je le prends à l’emporter. Je tente de détourner son attention.) Est-ce que j’ose vous demander votre nom ?

-Fernanda, répond-elle, n’ayant pas l’air de trouver ça indiscret.

-Et moi je m’appelle Mike.

-Vous venez souvent ici pour déjeuner ? poursuit-elle d’un ton badin.

-Quasiment tous les jours.

-Moi c’est la première fois, mais j’aime bien l’atmosphère… En tout cas, ça doit vraiment vous plaire pour que vous y retourniez tous les jours !

Elle ne laisse pas de creux s’installer et se transformer en silence gênant. Je dois me retenir de la couver des yeux, me faisant la réflexion que ça doit être une femme gentille.

Mais pile à ce moment-là, son regard se pose derrière moi. Elle se fige.

Et c’est l’apocalypse.

Elle saisit la table ronde entre nous et la balance violemment sur le côté sans une seconde d’hésitation. Je n’ai même pas le temps de réagir qu’elle chope mon col et me tire contre elle, se laissant tomber en arrière –moi avec. Elle atterrit sur le dos et, ne possédant pas de réflexes aussi performants, je ne peux faire autrement que m’écraser sur elle.

Des tirs de mitraillettes ont comme qui dirait frôlé le sommet de mon crâne lors de ma chute…

Des balles passent à travers la vitrine de la devanture et vont se figer dans le mur du fond du café. Il y a des cris –de peur et de douleur – tandis que les clients réalisent ce qu’il se passe. Moi-même je n’ai pas encore tout compris ; il y a une seconde, on parlait tranquillement et là, je me retrouve par terre et c’est la troisième guerre mondiale…

Elle ne s’arrête pas là. Je ne m’en suis pas rendu compte de suite, mais avant de nous faire chuter elle a glissé son tibia gauche contre ma hanche et elle n’a qu’à tourner sur son côté droit pour inverser les rôles et me chevaucher.

-Bordel de merde, jure-t-elle entre ses dents serrées.

Ses cheveux caressent mon visage, exhalant une douce odeur de pêche. Elle tend la main vers sa veste en cuir tombée par terre et en sort un pistolet.

-Apparemment je me suis trompée, le temps s’est gâté d’un coup ! marmonne-t-elle.

Elle enlève la sécurité du pistolet. Les rafales de tirs continuent inlassablement, je voudrais crier, mais le son horrifié que je voudrais produire est coincé dans ma gorge. Qui sont les gens qui s’appliquent à détruire le tea-room? Pourquoi Fernanda ne semble-t-elle pas plus choquée que ça ? Pourquoi se balade-t-elle en ville avec une putain d’arme à feu ?!?

Elle rampe sur les coudes pour s’éloigner, restant bien à terre, et se dirige vers le couloir au fond du café. Pris d’une impulsion, je la suis (elle a l’air de savoir ce qu’elle fait !) et saisis son blouson de cuir au passage.

(Bah quoi ? Peut-être en aura-t-elle besoin !)

Une fois à l’abri derrière le mur du couloir, elle profite d’une accalmie pour tirer sur les tarés qui nous ont attaqués. Elle me jette un coup d’oeil surpris du genre « Tiens ? Toujours vivant ? » quand elle réalise que je l’ai suivie pour me cacher moi aussi.

-Bordel ! je lâche en m’adossant à la paroi. C’est qui ces mecs ?

-Peu importe, il faut partir d’ici au plus vite.

Vraiment ? je songe.

-Oui, évidemment, mais ça ne vous intéresse pas de savoir qui cherche à vous tuer?

-La liste est longue, rit-elle . Mais vous pouvez toujours aller leur demander si ça vous tient à cœur.

Elle s’attache les cheveux en une queue de cheval tout en se baissant, tandis que des coups trouent le mur au-dessus de sa tête. Elle se tasse pour rester le plus près possible du sol, je ne peux pas m’empêcher de remarquer que ses yeux brillants de malice sont tout ce qu’il y a de plus charmant.

-Je vais répliquer, d’accord ? Comptez jusqu’à quatre, et nous courrons vers la porte là-bas pour sortir. Prêt ?

-Quoi ? Mais pourquoi quatre ? D’habitude c’est trois non ? (Je fronce les sourcils.) Pourquoi est-ce que je pose des questions aussi stupides ?

-C’est parti ! lance-t-elle, m’ignorant.

Elle se redresse et se penche pour tirer en direction de la vitrine, sa rapidité me stupéfie. J’ai à peine le temps de me reprendre et de commencer à compter qu’elle fait volte-face et me chope par le bras pour m’entraîner derrière elle.

Une fois dehors elle ne s’arrête pas et court dans la rue, moi sur les talons. Lorsque nous avons mis trois blocs entre nous et la fusillade, nous nous insérons entre deux immeubles. Elle vérifie que nous n’avons pas été suivis, tandis que je tente désespérément de reprendre mon souffle.

-Qui… Qui êtes-vous ? je halète.

-Euh, je crois qu’il vaut mieux pas que vous le sachiez, pour votre sécurité.

-Vous êtes une sorte d’agent secret ? (Je réalise quelque chose.) C’est vous que ces gens visaient, je me trompe ?

-Hum, probablement. (J’ouvre la bouche pour lui poser le petit millier de questions que j’ai à la bouche, mais elle s’avance vers moi.) Je suis vraiment désolée que vous ayez eu à subir ça, vous devez être profondément choqué…

Je me redresse et me racle la gorge, n’ayant pas envie de passer pour un trouillard.

-Non-non, je vais bien.

Par contre, c’est assez horrible pour les gens qui viennent d’être tués par votre faute. (Je garde ce commentaire pour moi.)

-Tant mieux. (Elle plante son regard dans le mien.) Je vous conseille de rentrer chez vous, ou d’aller à votre travail comme d’habitude, et d’oublier tout ça.

-Tout ça ? je répète, incrédule.

-La fusillade, moi… Vous n’avez jamais été dans ce café ce matin. Il ne s’est rien passé.

Non ! Je ne veux pas l’oublier ! J’aimerais la revoir, continuer à lui parler… Je tends la main vers elle comme pour la retenir, elle recule en direction de la rue d’un air désolé.

-J’ai été ravie de discuter avec vous. Sincèrement.

Elle fait volte-face et passe le coin de l’immeuble. Je débouche dans la rue, essayant vainement de la rattraper. Je regarde à gauche, à droite.

Elle a déjà disparu…