Mr et Mme Personne 3/4

Monsieur et Madame Personne

Épisode 3/4

J’arrive au travail en bras de chemise et sans cravate, le cheveu en bataille et des cernes sous les yeux. Je me laisse tomber sur ma chaise pivotante et dissimule (mal) un bâillement.

-Alors Casanova, ricane Tyler, mon collègue, avec quelle bombe as-tu passé la nuit ?

Avec le capitaine Stark et son équipe d’investigation, je songe, un peu amer.

-Ce n’est pas ce que tu penses, je secoue la tête, ce n’était pas aussi agréable…

-À d’autres ! Raconte-moi tous les détails : blonde ou brune ?

-Hier soir en allant me coucher, je suis tombé sur un cadavre.

Grand silence. Deux autres de mes collègues lèvent la tête de leur ordinateur, surpris ; et je parierais que la moitié de l’open space est en train de tendre l’oreille.

Tyler éclate de rire.

-C’est ça ! Mais bien sûr !

-Tu me crois pas ? Je viens juste de sortir du poste de police, ils m’ont relâché il y a une heure.

J’agite mes doigts pleins d’encre pour lui prouver que je ne plaisante pas (on a pris mes empreintes digitales cette nuit). Les flics étaient sur les dents et passablement énervés de mon ignorance. En effet, dès qu’ils étaient arrivés, je m’étais appliqué à ne pas pouvoir répondre à leur question. Du genre “Qui est cet homme ? Le connaissez-vous ? Comment est-il entré chez vous sans que vous ne vous en rendiez compte ? Comment se fait-il qu’il ait été tué juste au-dessus de votre tête et que vous n’ayez rien remarqué du tout ? “

-Tu as passé la nuit au poste ?

Là j’en suis certain, tout le bureau est attentif. Je soupire.

-Oui. Hier soir, je buvais une bière dans ma cuisine quand j’ai entendu un bruit à l’étage –une sorte de choc sourd. Je ne me suis pas méfié sur le moment, je pensais que c’était peut-être un cadre qui était tombé, ou autre chose, et je suis monté. C’est là que j’ai vu un type allongé –ou plutôt affalé– par terre. J’ai vu une grosse flaque de sang vers sa tête et je me suis dit : “il doit sûrement être mort “. Mais j’ai quand même pris son pouls pour en être sûr, puis j’ai appelé la police.

Tyler semble scotché, suspendu à mes lèvres. Apparemment, mon récit a fait son petit effet –il faut dire que je l’ai si bien répété.

-Et… Et qui c’était ?

Je hausse les épaules, gêné. Plus personne ne fait semblant de travailler maintenant, tout le monde écoute notre conversation ouvertement.

-Un vagabond, un SDF probablement.

Je n’aurais jamais cru que je pouvais mentir avec autant d’aisance avant hier soir. Les flics avaient été moins faciles à berner, mais mes collègues semblent gober l’appât et la ligne !

(Je ne leur précise d’ailleurs pas que mon intrus portait une cagoule, des habits noirs, des gants… et une arme de poing.)

(Un SDF se balade rarement avec ce genre d’accessoires.)

-Comment… Enfin, comment est-il mort ?

-Une crise cardiaque, peut-être.

Ouais, c’était possible, une seconde avant qu’il ne se prenne une balle dans la tête ! Qui sait ? Et personne n’ira vérifier.

Mes collègues retournent à leurs occupations, chuchotant entre eux avec excitation, Tyler se détourne également. J’allume mon ordinateur et entre dans ma session, mais n’arrive pas à me mettre au boulot. Je reste à fixer l’écran, le regard vide, épuisé.

À cause de Fernanda –ou peu importe son nom– j’ai passé une nuit blanche et j’ai eu un tas d’ennuis. La police me soupçonne clairement d’avoir tué le type dans ma maison et d’avoir fait semblant de jouer les innocents. J’ai les nerfs en pelote. Ils ne sont pas stupides, ils se sont bien rendu compte que l’intrus chez moi était louche : il avait un flingue sur lui, il n’a laissé aucune trace d’effractions et n’avait clairement pas le profil d’un clodo.

J’ai peur que le petit trapu soupçonneux n’ait remarqué que j’avais déjà les dents brossées, alors que j’étais sensé boire une bière dans mon salon. Il avait peut-être vérifié si ma brosse à dents était mouillée… Bon, ça arrive de changer d’avis, mais les circonstances du meurtre sont clairement suspectes. Il n’y a que ma parole sur laquelle se reposer, et même si je n’ai pas de mobile ou de connexion avec le maraudeur, j’ai peur qu’ils ne m’inculpent.

J’en veux à cette jeune femme. Elle m’a mis dans une situation compromettante, et elle s’est tirée sans me donner la moindre explication. Je suis en colère contre elle de m’avoir laissé tomber avec un cadavre sur les bras.

Tu es injuste, me souffle une petite voix. Si elle a tué cet homme, c’était pour te protéger. C’est la deuxième fois qu’elle te sauve la vie je te rappelle !

-Monsieur Donovan ? Mike Donovan ?

Je relève la tête et mon sang se glace. Un homme et une femme en habits civils avancent vers mon bureau d’un pas ferme. Ils sortent tous deux leur plaque, je me retiens de soupirer. Voilà qui va encore faire jaser dans l’open space!

-Sergent Chesterfield, fait le premier, puis il désigne sa coéquipière d’un mouvement de tête. Et voici le sergent Blutch. Auriez-vous un moment à nous accorder ? Nous aurions quelques petites questions à vous poser…

-Encore ? je râle. J’ai dit tout ce que je savais au capitaine cette nuit pourtant !

Ils haussent les sourcils, Blutch lance un regard surpris à Chesterfield.

-Au capitaine ? répète-t-elle.

Je manque trop de sommeil, je ne tique pas et continue sur ma lancée.

-Le capitaine Stark, du commissariat 36. Celui qui est rouquin, avec une moustache. (Je commence à m’énerver.) Oh, allez, faites pas semblant de ne pas être au courant qu’on a trouvé un mort chez moi ! On a bien dû vous en parler !

Un ange passe, les deux flics échangent un regard entendu.

-En réalité, non. Nous appartenons au commissariat 42, dit lentement Chesterfield.

Je me décompose sur place, ma pseudo-colère fond comme une motte de beurre en enfer. Imbécile !

-Ah… Bon… Alors, vous venez pourquoi ? je balbutie.

-Est-ce que vous auriez un endroit où nous pourrions discuter tranquillement ? fait gentiment Blutch. Un bureau vide ou…?

Je réalise que tout l’open space nous écoute –encore. Je hoche la tête, gêné, et me lève pour conduire les policiers dans un couloir pas loin où il y a généralement très peu de passage.

-Pourquoi êtes-vous venus à mon bureau ? je demande.

-Nous enquêtons sur une fusillade qui a eu lieu au croisement nord-ouest, dans le tea-room anglais Providentia. En avez-vous entendu parler?

Je garde le silence et hoche lentement la tête, ne voulant pas laisser échapper quelque chose qui me portera préjudice plus tard. Je ne sais pas ce qu’ils savent, si je nie être au courant de quoi que ce soit et qu’ils savent la vérité, je risque d’avoir de gros ennuis.

-Il y a eu dix morts et quinze blessés, poursuit Chesterfield, et les coupables sont partis sans laisser de traces. Il y avait des caméras dans la rue, mais ils portaient des cagoules, impossible de découvrir leur identité. Pourtant, un détail a attiré l’attention de notre équipe…

Sa collègue sort un portable et touche deux-trois fois l’écran avant de me le tendre.

-Est-ce que c’est vous qui entrez dans le tea-room ?

Je regarde la vidéo, qui me montre clairement en train de pousser la porte vitrée de la boutique –quelques secondes avant que ma vie ne bascule à jamais. J’acquiesce lentement de la tête, les policiers échangent un nouveau regard entendu.

-Ce que nous avons pu constater, reprend Blutch, c’est que vous êtes entré dans ce café, et que vous n’en êtes pas ressorti avant que les hommes avec les mitraillettes n’arrivent avec leur camionnette blindée. Ce qui signifie que vous étiez à l’intérieur au moment de l’attaque. N’est-ce pas ?

J’opine à nouveau du chef, ils semblent jubiler. Comment vais-je me sortir de cette galère ? Ils vont m’accuser de je ne sais quoi, de complicité ou de fuite, ou de non-assistance à personne en danger.

-Comment avez-vous retrouvé mon nom, et où je travaille ? je demande.

-Nous avons montré votre photo au patron et à l’une des serveuses, il paraît que vous venez tous les jours.

-Je vois…

-Comment êtes-vous sorti de ce tea-room vivant, sans que personne ne vous remarque ?

Je réfléchis une seconde. Inutile de mentionner “Fernanda “, peut-être qu’ils ne poseront pas trop de questions et s’en iront ? Je ne veux pas parler d’elle. Malgré tous les problèmes que je risque d’avoir en la couvrant, mon être tout entier me hurle de ne pas la mentionner.

-Je suis sorti par derrière…

-Vous connaissiez l’existence d’une sortie à l’arrière ?

-Oui.

-Pourquoi ne pas être venu dire à la police ce que vous aviez vu?

-Je… J’étais sous le choc, je pense… Et après, je me suis dit: à quoi bon ?

Chesterfield me dévisage gravement.

-Pourtant, vous êtes retourné travailler ce jour-là, comme si de rien n’était.

Un rire nerveux m’échappe, je croise les bras :

-Est-ce un interrogatoire ? Dois-je contacter un avocat ?

-Ça dépend, fait doucement Blutch, avez-vous quelque chose à vous reprocher ?

Silence. Je soutiens leurs regards méfiants. Finalement, le lieutenant soupire.

-Il faudrait que vous nous accompagniez au commissariat, nous devons prendre votre déposition.

Je me passe la main sur le visage, las.

-Bien. Laissez-moi juste récupérer mon manteau et je viens avec vous.

Quand nous revenons dans l’open space, deux hommes en manteaux noirs discutent avec Tyler. Ils sont de dos, mais à leur vue un frisson d’effroi me parcourt l’échine.

-Ah, ben le voilà qui revient justement, dit-il en me pointant du doigt.

Les deux hommes se tournent d’un même mouvement et me dévisagent. Ils sont aussi jeunes que moi –si ce n’est plus– et ils ont l’air de requins.

-Mike Donovan ? demande celui de droite.

-Qui le demande ? je dis, sarcastique.

Encore des flics?

-FBI, lâche l’autre en exhibant sa plaque. (Ben tiens! Voilà autre chose !) Nous aurions des questions à vous poser…

-Une seconde, s’interpose Chesterfield. Nous enquêtons sur une fusillade et nous devons emmener cet homme au poste.

Tyler me jette un regard ahuri par-dessus l’épaule d’un des mecs du FBI, je secoue la tête énergiquement. Je ne sais pas ce que ces types-là me veulent !

-Désolé, fait l’agent d’un ton pressant, c’est une affaire d’État, elle est donc prioritaire.

-Nous étions là avant ! s’exclame Chesterfield, passablement énervé.

Certains de mes collègues se sont carrément tournés pour nous écouter. Bras croisés et les yeux rivés sur notre petit groupe improvisé, une des secrétaires sirote son café sans même faire mine de travailler. Cette situation est complètement absurde…

Pendant qu’ils continuent à se crêper le chignon, ça fait tilt. Les paroles de Fernanda me reviennent en mémoire : le FBI m’a mis sur écoute. Pourquoi, ça, aucune idée, mais s’ils croient que je sais des choses, ils ne vont certainement pas laisser la police m’interroger tranquillement !

J’observe les deux coqs qui sont face à moi: ils sont tendus et hargneux, ils semblent pressés de m’emmener avec eux. Je pèse le pour et le contre, puis décide de m’amuser un peu.

-Bon, je fais d’un ton théâtral. Je vais venir avec vous, Messieurs les agents du FBI. (Je prends ma veste.) Allons-y, ne traînons pas en route.

Les quatre me regardent avec surprise, m’ayant peut-être oublié. Mais Blutch n’a pas l’intention de se laisser doubler comme ça.

-Une seconde, vous n’allez nulle part. Nous n’avons pas encore décidé qui avait autorité pour vous emmener.

-Allons, voyons, il faut être bon joueur, je souris. La police m’a interrogée pendant toute la nuit, il faut laisser un peu son tour aux collègues ! Soyez fair-play ! (Je lance un clin d’œil à l’agent du FBI de droite.) Et puis, nous avons des choses à nous dire n’est-ce pas ? À propos d’un certain Smith… (Les deux hommes se tendent ; l’un d’eux serre les mâchoires, furieux.) Ou est-ce D.O., D.E., ou L.E.-machin-chose?

-Taisez-vous, dit sèchement l’agent de gauche, alors que les policiers les observent d’un regard soupçonneux.

-À moins que ce ne soit à propos du meurtre ? Ou de la fusillade ? Ou des micros ?

L’un d’eux me chope par le haut du bras, agacé.

-Ça suffit, ne dites plus un mot ! Vous venez avec nous !

-Pourrions-nous revoir vos plaques ? demande Blutch.

Je me marre. Je les ai bien mis dans la merde ! Les agents doivent donner leur identité pendant que les flics appellent leur chef pour vérifier qu’ils disent bien la vérité.

Finalement, Blutch et Chesterfield me laissent partir de mauvaise grâce, accompagné de Tic et Tac. Ces derniers ne sont pas très contents, j’ai comme qui dirait l’impression qu’ils m’en veulent pour quelque chose…

(Niark !)

Ils me font sortir dans la rue puis monter dans une berline noire aux vitres teintées. Lorsque les portes claquent, je ricane. Le chauffeur démarre.

-Quoi ? lâche un des agents. Qu’est-ce qui vous fait rire ?

-Je vous ai foutu dans la merde, non ?

-Parce qu’en plus vous êtes fier de vous ?

-Un peu, j’avoue, le sourire jusqu’aux oreilles. Vous ne vous attendiez pas à ce que je sache que vous m’avez placé sur écoute !

-On s’y attendait, puisque vous en avez débranché les trois quarts hier soir… Mais apparemment vous n’avez pas repéré celui dans votre veste.

Il passe sa main sous mon col et en retire une petite puce électronique noire ; je cligne des paupières, ébahi.

-C’est légal ça ?

-Quand la sécurité du territoire l’exige, oui.

Je lève les yeux au ciel.

-Bon. Et où m’emmenez-vous, là ?

-Dans un lieu où vous serez en sécurité.

Mouais. Sous-entendu “où on va pouvoir t’interroger tranquille et te faire fermer ta gueule une bonne fois pour toute!” Je bâille. Pour l’instant, peu m’importe.

-Ah ? Vous servez du café là-bas ?

-Oui.

-Parfait. Parce que j’ai pas pu en boire un ce matin. Ma crémerie habituelle est comme qui dirait fermée pour cause d’attaque à la mitraillette…

Je suis brusquement coupé dans mon élan lorsque le chauffeur plante sur les freins pour éviter une camionnette qui s’est arrêtée sur la trajectoire de la voiture qui nous transporte. Trop tard, impossible de l’éviter, elle est trop proche, nous la percutons violemment.

L’agent assis à ma gauche, qui n’a pas bouclé sa ceinture (mauvaise idée) est projeté contre le siège avant et est assommé propre en ordre.

J’essaie de comprendre la situation, déboussolé. La camionnette nous a en réalité foncé dessus, elle nous visait à dessein.

-C’est un piège ! hurle le deuxième agent à l’adresse de notre conducteur. Reculez ! Vite !

Mais nos attaquants semblent être très bien organisés : à peine a-t-il commencé sa phrase qu’un second fourgon s’arrête pile derrière la voiture.

L’agent enlève sa ceinture et sort son arme, mais ce qu’il voit le fige. Des hommes –au moins huit– sortent des camionnettes avec des fusils d’assaut et des masques de carnaval. Ce qui m’inquiète légèrement, c’est qu’autour du torse ils portent des sangles qui retiennent des bombes artisanales tout ce qu’il y a de plus flippant.

Je remarque alors que nous sommes dans une zone industrielle totalement déserte, personne ne peut nous venir en aide. (Malin…) Que nous veulent-ils?

Un des types (avec un masque de lapin vachement glauque) s’avance vers la vitre de la voiture et tape dessus avec le bout de son canon.

-Posez votre pistolet, fait-il. (Sa voix semble altérée, on dirait qu’il utilise un modificateur vocal.) Et il n’y aura pas de morts.

L’agent hésite, mais nous sommes en sous-nombre, isolés et déjà encerclés. Ses adversaires sont tous armés et la moindre balle perdue pourrait bien faire exploser le quartier. Il pose délicatement son pistolet au sol et lève les mains en évidence ; je l’imite, notre chauffeur garde les siennes sur le volant.

-Qu’est-ce que vous avez de spécial pour être aussi convoité ? grince l’agent entre ses dents serrées.

-J’en sais rien, mais là, tout de suite, je m’en passerais.

-Déverrouillez les portes, ordonne le lapin, qui doit probablement être le chef de la bande.

Le conducteur s’exécute à contrecœur, le bruit que fait la sécurité qui claque est de mauvais augure. Je déglutis. Le mec avec une tête de cheval à ma droite se rapproche dangereusement de la portière passager.

Ils viennent pour moi.

Un élan de panique me submerge. C’est ceux d’Europe de l’est. Non. Le groupe Smith ou D.O.E. Ils croient que je suis réellement impliqué dans ces histoires et ils veulent me liquider. Oh mon dieu, je ne reverrai jamais Fernanda, je ne saurai jamais son vrai nom, je ne l’embrasserai jamais… Je vais mourir de l’avoir connue, mais sans la connaître vraiment ; ce sera l’un de mes plus grands regrets.

Tête de Cheval tire le corps inconscient de l’agent du FBI hors de la voiture et, me mettant son fusil sous le nez, il défait ma ceinture de sécurité. Puis il me chope sous le bras et me tire rudement hors du véhicule.

L’un d’eux sort un couteau et je me mets à trembler pour ma peau. Vont-ils me dépecer vivant sous les yeux des deux hommes pour l’exemple ? Non, ils se contentent de crever les pneus. Un autre va verser un liquide sur le moteur, qui se met à fumer bizarrement.

Le Lapin s’approche de moi et me fixe. Si je le pouvais, je crois bien que je m’évanouirais là, tout de suite.

-Qu’est-ce que vous me voulez ? je tente de dire d’une voix égale.

Il lève son fusil…

… et m’assomme en abattant la crosse sur le coin de mon crâne.

C’est le noir total.

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