Archives mensuelles : mai 2017

Under la cathé 7

-À qui le tour ce soir?

 

Je relevai la tête de mon vocabulaire d’allemand et surpris six regards remplis d’espoir posés sur moi. Je fronçai les sourcils.

 

-Quoi ? lâchai-je.

 

-Ben, commença ma sœur, perso je m’étais dit, vu que t’as pas de projets…

 

-Parce que vous en avez ? m’étonnai-je.

 

– Ta mère et moi avons prévu d’aller au cinéma, s’empressa de dire mon père. On a réservé les tickets sur internet.

 

Il aurait dit « pas moi !», que l’effet aurait été le même. Ma mère hocha la tête avec véhémence pour l’appuyer.

 

– Et moi j’ai des révisions pour l’uni, lâcha ma sœur.

 

-J’ai l’air de jouer à la Xbox ? m’agaçai-je en agitant mon livre de voc.

 

-Oui, mais j’ai loupé un cours et j’ai une tonne de lectures à rattraper.

 

Encore l’éternel conflit entre aîné et cadet. Peu importe la quantité de devoirs que j’avais à l’école, les siens étaient plus importants puisqu’elle était au gymnase. À présent que j’étais au gymnase, j’aurais pu espérer que mon travail égalerait plus ou au moins le sien -mais non. Apparemment l’université c’était bien plus énorme que mes misérables dissertations et autres TP de physique…

 

Je soupirai. Il ne restait plus que mon petit frère, mes grands-parents et ma pomme. Autrement dit, j’allais devoir m’y coller : mon cadet ne voyait Armelin qu’en présence de papa (parce qu’il était trop jeune pour sortir seul tard le soir) et quel petit-fils étais-je pour faire crapahuter deux soixantenaires dehors, par une froide nuit d’automne ?

 

-OK je m’en charge.

 

Leur soulagement fut presque tangible. Je me retins de lever les yeux au ciel, on aurait dit qu’ils avaient tous comploté pour me refiler la patate chaude. J’en eus vraiment marre cette fois-ci. J’étais fatigué, vermoulu et je n’avais vraiment aucune envie de passer toute la nuit dans les sous-sols de la cathé, assis sur une pierre glacée et poussiéreuse en attendant que mon ancêtre revienne les bras chargés de cadavres. C’était la première fois que cette tâche me paraissait vraiment être une corvée.

 

Je me levai et sortis sans les saluer.

 

Je montai dans ma chambre et vidai mon sac d’école sur mon lit. J’y mis ma lampe de poche, une bouteille d’eau et mon porte-monnaie puis ajoutai quelques chaufferettes et des gants au cas où il ferait plus froid que d’habitude. Je m’emmitouflai dans une grosse écharpe, mis un manteau et un bonnet et sortis en moins de temps qu’il ne faut pour dire “vampire “.

 

Je devais prendre deux bus pour rejoindre la cathédrale depuis chez moi. Dire que les autres jeunes de mon âge s’éclataient en ce moment même dans des boîtes où ils n’avaient pas le droit d’aller et moi je n’avais rien d’autre à faire un vendredi soir que de m’occuper d’un vieux parent au sang froid. Quelle barbe.

 

Je fermai les paupières et m’obligeai à arrêter de râler. Passer du temps avec Armelin était agréable, je lui avais toujours rendu service avec plaisir…

 

Le trajet se déroula dans le calme ; à part un fêtard et deux de ses potes qui me proposèrent de la vodka-Redbull tandis que j’attendais à un arrêt, je n’eus aucun ennui. En arrivant à la cathédrale, je sortis le double de la clé et m’introduisis par la porte de derrière. Je refermai derrière moi et longeai le bord jusqu’à la grille menant aux entrailles de l’édifice.

 

Une fois en bas, je me posai par terre et attendis.

 

Armelin ouvrit le couvercle de son cercueil et se redressa en position assise. Il me regarda longuement.

 

-Bonsoir Camille.

 

-Bonsoir Armelin.

 

Il se leva gracieusement et lissa les plis de sa manche. Il sortit de sa boîte en enjambant le bord et enfila ses chaussures vernies.

 

-Comment vas-tu? s’enquit-il.

 

-Bien, mentis-je.

 

Il boutonna son col.

 

-Vraiment? fit-il d’un ton sceptique. Sans vouloir te vexer, tu es pâle comme de la faïence et tu as de plus grands cernes que moi -pourtant, je suis mort.

 

Je me passai la main dans les cheveux, soupirant.

 

-Je dors mal ces derniers temps. J’ai l’impression de ne pas me reposer, pourtant je vais me coucher à 21 heures. Et je ne me lève pas tôt.

 

-Je vois. Je sais que le sommeil est très important pour les humains, vous avez besoin de vous reposer énormément. (Il décrocha son manteau du clou où il était suspendu et le tapota pour en ôter la poussière avant de l’enfiler.) Si tu le désires, tu peux occuper mon lit.

 

Il me l’avait déjà proposé il y a quelques mois. Mais bizarrement, autant sa proposition m’avait paru saugrenue à l’époque, autant elle me tentait à présent.

 

-Je ne sais pas si j’ose… Ça me gêne…

 

-Ne fais pas tant de manières. Si c’est son aspect qui te rebute, ferme les yeux et imagine-toi dans ton lit.

 

Mon cauchemar me revint en mémoire. Cette sensation d’étouffement, d’isolement et d’oppression me prit à la gorge, je portai instinctivement ma main à mon cou.

 

-D’accord, j’accepte. Mais enlève le couvercle, s’il-te-plaît.

 

Il me sembla que mon arrière-grand-oncle se retenait d’esquisser un sourire. Il acquiesça et s’accroupit pour ôter puis poser le couvercle de son cercueil contre le mur plus loin.

 

-Voilà. J’espère que tu y seras confortable. (Je m’avançai précautionneusement de la boîte, ayant tout de même quelques réserves.) Par contre, je te demanderai d’ôter tes chaussures avant d’y entrer…

 

-Je peux garder ma veste ? demandai-je. Il fait un peu froid pour rester en t-shirt.

 

-Oui. Je n’ai juste pas envie que l’intérieur se salisse. Ce satin est très difficile à ravoir, et ce n’est pas comme si je pouvais le faire nettoyer dans un pressing.

 

-D’accord, pas de soucis.

 

Je délaçai mes baskets et les enlevai l’une après l’autre pour entrer dans le cercueil. J’hésitai un instant puis m’assis dedans. Je n’avais jamais réalisé à quel point ce truc était étroit… Je ne pouvais pas bouger énormément les jambes, et j’imaginai qu’Armelin ne pouvait pas se tourner sur le côté une fois le couvercle refermé.

 

-Hé bien je te souhaite une bonne nuit, fit-il en boutonnant son manteau.

 

-À toi aussi.

 

Il sortit non sans m’adresser un bref hochement de tête au préalable. J’attendis une minute avant de m’allonger, soupirant.

 

Me voilà allongé dans le cercueil de mon grand-grand-grand-papy pour piquer un petit roupillon ! Ma soirée n’avait pas pris la tournure que j’imaginai.

 

 

 

-Camille?

 

Une main se posa doucement sur mon bras et me secoua gentiment.

 

-Camille. Il faut te réveiller, c’est bientôt l’aurore.

 

Je clignai des yeux et regardai autour de moi, un peu hagard. J’avais tenté de réviser un peu mon voc avant de dormir, mais finalement je m’étais assoupi sans apprendre un mot -mon cahier reposait d’ailleurs toujours sur ma poitrine.

 

-Hein ? Quoi ? Il est quelle heure ?

 

-Bientôt cinq heures et demi du matin. J’aimerais bien récupérer mon lit.

 

Je me redressai d’un coup, alarmé.

 

-Cinq heures et demi !? Je dois encore enterrer les corps ! Je n’aurai jamais le temps…

 

-Je m’en suis occupé, me coupa-t-il. Tu peux rentrer chez toi tranquillement, je les ai cachés.

 

-Je… Euh, quoi ?

 

-J’ai fait disparaître les corps.

 

-Quand ? Mais où ?

 

-Est-ce vraiment utile que tu le saches ?

 

Je haussai les épaules. Non, en réalité je m’en fichais. Mais d’habitude on ne procédait pas ainsi ; je me demandais pourquoi il m’avait épargné ce soir.

 

Je me levai lentement et enfilai mes chaussures. Il attendit que je les aie lacés et que j’aie rassemblé mes affaires pour me souhaiter une bonne journée.

 

-À bientôt, lui lançai-je en sortant.

 

-À bientôt. Camille (je me retournai pour sortir, mais il ajouta 🙂 Ménage-toi, d’accord.

 

J’acquiesçai après une seconde d’hésitation, et pris congé.

Under la cathé 6

J’essayai de me retourner dans mon sommeil, mais mon épaule droite heurta une surface dure.

 

La vague douleur que je ressentis me fit froncer les sourcils, je levai la main pour sentir les contours de la chose m’ayant tirée du demi-sommeil dans lequel j’étais plongé. C’était plat. Et grand. Je ne trouvai pas les bords.

 

Je me résolus à ouvrir les yeux pour identifier l’origine de mon problème, mon instinct m’avertissant que cela pourrait s’avérer plus complexe que je ne le pensais. Je ne vis rien –évidemment, ma chambre était plongée dans l’obscurité – alors je battis des paupières, espérant percevoir quelque chose. Dans mon impatience, je relevai le genou, qui rencontra lui aussi une résistance.

 

Pris de panique, je remontai mes mains au-dessus de ma tête pour voir jusqu’où allait l’obstacle : il s’arrêtait à trois centimètres au-dessus de mon crâne. En réalité, j’étais piégé sur plusieurs côtés. Mon souffle s’accéléra lorsque je compris où je me trouvai…

 

Dans une boîte.

 

On m’avait enfermé dans un cercueil.

 

Le hurlement qui s’échappa de ma gorge fut purement instinctif.

 

 

 

– C’est cool qu’on puisse enfin se parler face à face !

 

Je hochai la tête en me demandant comment je m’étais organisé dernièrement pour finir ici. J’étais en face de la fille la plus cool de ma classe dans un Starbuck (un endroit que j’avais tendance à fuir comme la peste, principalement à cause de ses prix exorbitants) et elle m’avait carrément offert mon café. La situation était surréaliste, ça ne m’était jamais arrivé auparavant.

 

Tout en discutant avec cette fille je me demandai si je devais la présenter à Armelin. Elle pourrait lui servir de repas, ça semblait une bonne initiative ; mais je me ravisai, me traitant mentalement d’idiot. Ne jamais choisir une personne proche de la famille ! Si quelqu’un parvient à remonter jusqu’à nous, ça nous mettrait tous en danger. L’un de nous se retrouverait soupçonné, mieux valait que mon ancêtre chasse dans des milieux que nous ne fréquentions pas. D’ailleurs pour qui je me prenais de vouloir lui livrer Joanna ? On avait jamais procédé comme ça avant ! Il était assez grand pour choisir ses repas tout seul, il n’avait pas besoin de nous pour ça.

 

Je changeai de position sur ma chaise, vaguement agacé par ma propre bêtise. Autant sacrifier une jeune fille innocente ne m’émouvait pas, autant mes idées farfelues sortant de nulle part m’agaçaient. (Peut-être ces pensées macabres étaient-elles tout simplement dues à mon cauchemar de cette nuit ?)

 

– On aurait très bien boire un café en classe pendant une pause, remarquai-je d’un ton plat.

 

Peut-être que mademoiselle ne supporta pas le café à un franc du Selecta ? (C’est vrai quoi, les machines à café, c’est tellement pas mode !!)

 

– Oh non, s’exclama-t-elle, pas avec tous ces gens autour, avec ce bruit constent, ce brouhaha… (Elle but une gorgée de son café chargé de crème chantilly avec un grand sourire.) Ici c’est plus personnel, plus intime.

 

Heureusement que son attention se porta sur une pub collée sur le mur ou elle aurait vu mon expression horrifiée. Pardon ? Intime ? C’est quoi cette embrouille ?

 

– Parle-moi un peu de toi, continua-t-elle d’un ton guilleret.

 

– What ?

 

– De toi, de ta famille : par exemple, comment sont tes parents ?  Est-ce que tu as des frères et sœurs ? Des cousins, des cousines ?

 

Cette conversation était telle que je l’avais imaginée avant qu’elle ne débute : ennuyeuse. Je n’étais pas du tout d’humeur à faire des efforts.

 

– Mes parents sont comme tous les parents : relou.

 

Je sursautai lorsqu’elle éclata d’un rire hystérique et manquai renverser du capucino sur mon jean.

 

– Ha ha ha! Qu’est-ce que tu es drôle ! (Non, pas du tout, le verlan c’est passé de mode depuis 20 ans ! Qu’est-ce qui lui prenait ?) Moi, côté frangins, j’ai seulement une grande sœur. Et toi ?

 

– Ouais, moi aussi j’ai une grande soeur. Et un petit frère.

 

Elle sembla attendre que je poursuive -ce que je ne fis pas.

 

– Et c’est tout ? fit-elle d’un air déçu. Tu n’as pas de grand frère ?

 

– Non.

 

– Ou un cousin plus âgé qui vivrait ici?

 

– Nope.

 

Je ne voyais pas où elle voulait en venir. Je bus une autre gorgée de café et en profitais pour jeter un coup d’œil ostensible à l’écran de mon natel.

 

– Rholàlà ! Il est déjà si taaaard! dis-je d’un ton exagéré. Mes parents m’attendent à la maison pour monter un meuble en kit, je vais devoir y aller.

 

– Mais on vient à peine de s’installer ! s’exclama-t-elle.

 

Je me levai en enfilant ma veste, prenant mon air contrit le plus convaincant.

 

– Je sais, désolé. Mais ça fait des jours et des jours qu’ils me tannent pour ça. Les modes d’emploi leur donnent migraine.

 

Elle ne sembla pas dupe.

 

– Mouais… Tu aurais pu choisir un autre jour pour les aider pourtant.

 

Je haussai les épaules dans un geste qui signifiait que je n’y pouvais rien et sortis du café à grandes enjambées, slalomant entre les gymnasiens faisant la queue à l’entrée. Une fois dehors, dans le froid, je savourai mon macchiato l’esprit plus calme : (vous croyez quoi ? Je l’avais pris avec moi ! Au prix que ça coûte !)