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Under la cathé 7

-À qui le tour ce soir?

 

Je relevai la tête de mon vocabulaire d’allemand et surpris six regards remplis d’espoir posés sur moi. Je fronçai les sourcils.

 

-Quoi ? lâchai-je.

 

-Ben, commença ma sœur, perso je m’étais dit, vu que t’as pas de projets…

 

-Parce que vous en avez ? m’étonnai-je.

 

– Ta mère et moi avons prévu d’aller au cinéma, s’empressa de dire mon père. On a réservé les tickets sur internet.

 

Il aurait dit « pas moi !», que l’effet aurait été le même. Ma mère hocha la tête avec véhémence pour l’appuyer.

 

– Et moi j’ai des révisions pour l’uni, lâcha ma sœur.

 

-J’ai l’air de jouer à la Xbox ? m’agaçai-je en agitant mon livre de voc.

 

-Oui, mais j’ai loupé un cours et j’ai une tonne de lectures à rattraper.

 

Encore l’éternel conflit entre aîné et cadet. Peu importe la quantité de devoirs que j’avais à l’école, les siens étaient plus importants puisqu’elle était au gymnase. À présent que j’étais au gymnase, j’aurais pu espérer que mon travail égalerait plus ou au moins le sien -mais non. Apparemment l’université c’était bien plus énorme que mes misérables dissertations et autres TP de physique…

 

Je soupirai. Il ne restait plus que mon petit frère, mes grands-parents et ma pomme. Autrement dit, j’allais devoir m’y coller : mon cadet ne voyait Armelin qu’en présence de papa (parce qu’il était trop jeune pour sortir seul tard le soir) et quel petit-fils étais-je pour faire crapahuter deux soixantenaires dehors, par une froide nuit d’automne ?

 

-OK je m’en charge.

 

Leur soulagement fut presque tangible. Je me retins de lever les yeux au ciel, on aurait dit qu’ils avaient tous comploté pour me refiler la patate chaude. J’en eus vraiment marre cette fois-ci. J’étais fatigué, vermoulu et je n’avais vraiment aucune envie de passer toute la nuit dans les sous-sols de la cathé, assis sur une pierre glacée et poussiéreuse en attendant que mon ancêtre revienne les bras chargés de cadavres. C’était la première fois que cette tâche me paraissait vraiment être une corvée.

 

Je me levai et sortis sans les saluer.

 

Je montai dans ma chambre et vidai mon sac d’école sur mon lit. J’y mis ma lampe de poche, une bouteille d’eau et mon porte-monnaie puis ajoutai quelques chaufferettes et des gants au cas où il ferait plus froid que d’habitude. Je m’emmitouflai dans une grosse écharpe, mis un manteau et un bonnet et sortis en moins de temps qu’il ne faut pour dire “vampire “.

 

Je devais prendre deux bus pour rejoindre la cathédrale depuis chez moi. Dire que les autres jeunes de mon âge s’éclataient en ce moment même dans des boîtes où ils n’avaient pas le droit d’aller et moi je n’avais rien d’autre à faire un vendredi soir que de m’occuper d’un vieux parent au sang froid. Quelle barbe.

 

Je fermai les paupières et m’obligeai à arrêter de râler. Passer du temps avec Armelin était agréable, je lui avais toujours rendu service avec plaisir…

 

Le trajet se déroula dans le calme ; à part un fêtard et deux de ses potes qui me proposèrent de la vodka-Redbull tandis que j’attendais à un arrêt, je n’eus aucun ennui. En arrivant à la cathédrale, je sortis le double de la clé et m’introduisis par la porte de derrière. Je refermai derrière moi et longeai le bord jusqu’à la grille menant aux entrailles de l’édifice.

 

Une fois en bas, je me posai par terre et attendis.

 

Armelin ouvrit le couvercle de son cercueil et se redressa en position assise. Il me regarda longuement.

 

-Bonsoir Camille.

 

-Bonsoir Armelin.

 

Il se leva gracieusement et lissa les plis de sa manche. Il sortit de sa boîte en enjambant le bord et enfila ses chaussures vernies.

 

-Comment vas-tu? s’enquit-il.

 

-Bien, mentis-je.

 

Il boutonna son col.

 

-Vraiment? fit-il d’un ton sceptique. Sans vouloir te vexer, tu es pâle comme de la faïence et tu as de plus grands cernes que moi -pourtant, je suis mort.

 

Je me passai la main dans les cheveux, soupirant.

 

-Je dors mal ces derniers temps. J’ai l’impression de ne pas me reposer, pourtant je vais me coucher à 21 heures. Et je ne me lève pas tôt.

 

-Je vois. Je sais que le sommeil est très important pour les humains, vous avez besoin de vous reposer énormément. (Il décrocha son manteau du clou où il était suspendu et le tapota pour en ôter la poussière avant de l’enfiler.) Si tu le désires, tu peux occuper mon lit.

 

Il me l’avait déjà proposé il y a quelques mois. Mais bizarrement, autant sa proposition m’avait paru saugrenue à l’époque, autant elle me tentait à présent.

 

-Je ne sais pas si j’ose… Ça me gêne…

 

-Ne fais pas tant de manières. Si c’est son aspect qui te rebute, ferme les yeux et imagine-toi dans ton lit.

 

Mon cauchemar me revint en mémoire. Cette sensation d’étouffement, d’isolement et d’oppression me prit à la gorge, je portai instinctivement ma main à mon cou.

 

-D’accord, j’accepte. Mais enlève le couvercle, s’il-te-plaît.

 

Il me sembla que mon arrière-grand-oncle se retenait d’esquisser un sourire. Il acquiesça et s’accroupit pour ôter puis poser le couvercle de son cercueil contre le mur plus loin.

 

-Voilà. J’espère que tu y seras confortable. (Je m’avançai précautionneusement de la boîte, ayant tout de même quelques réserves.) Par contre, je te demanderai d’ôter tes chaussures avant d’y entrer…

 

-Je peux garder ma veste ? demandai-je. Il fait un peu froid pour rester en t-shirt.

 

-Oui. Je n’ai juste pas envie que l’intérieur se salisse. Ce satin est très difficile à ravoir, et ce n’est pas comme si je pouvais le faire nettoyer dans un pressing.

 

-D’accord, pas de soucis.

 

Je délaçai mes baskets et les enlevai l’une après l’autre pour entrer dans le cercueil. J’hésitai un instant puis m’assis dedans. Je n’avais jamais réalisé à quel point ce truc était étroit… Je ne pouvais pas bouger énormément les jambes, et j’imaginai qu’Armelin ne pouvait pas se tourner sur le côté une fois le couvercle refermé.

 

-Hé bien je te souhaite une bonne nuit, fit-il en boutonnant son manteau.

 

-À toi aussi.

 

Il sortit non sans m’adresser un bref hochement de tête au préalable. J’attendis une minute avant de m’allonger, soupirant.

 

Me voilà allongé dans le cercueil de mon grand-grand-grand-papy pour piquer un petit roupillon ! Ma soirée n’avait pas pris la tournure que j’imaginai.

 

 

 

-Camille?

 

Une main se posa doucement sur mon bras et me secoua gentiment.

 

-Camille. Il faut te réveiller, c’est bientôt l’aurore.

 

Je clignai des yeux et regardai autour de moi, un peu hagard. J’avais tenté de réviser un peu mon voc avant de dormir, mais finalement je m’étais assoupi sans apprendre un mot -mon cahier reposait d’ailleurs toujours sur ma poitrine.

 

-Hein ? Quoi ? Il est quelle heure ?

 

-Bientôt cinq heures et demi du matin. J’aimerais bien récupérer mon lit.

 

Je me redressai d’un coup, alarmé.

 

-Cinq heures et demi !? Je dois encore enterrer les corps ! Je n’aurai jamais le temps…

 

-Je m’en suis occupé, me coupa-t-il. Tu peux rentrer chez toi tranquillement, je les ai cachés.

 

-Je… Euh, quoi ?

 

-J’ai fait disparaître les corps.

 

-Quand ? Mais où ?

 

-Est-ce vraiment utile que tu le saches ?

 

Je haussai les épaules. Non, en réalité je m’en fichais. Mais d’habitude on ne procédait pas ainsi ; je me demandais pourquoi il m’avait épargné ce soir.

 

Je me levai lentement et enfilai mes chaussures. Il attendit que je les aie lacés et que j’aie rassemblé mes affaires pour me souhaiter une bonne journée.

 

-À bientôt, lui lançai-je en sortant.

 

-À bientôt. Camille (je me retournai pour sortir, mais il ajouta 🙂 Ménage-toi, d’accord.

 

J’acquiesçai après une seconde d’hésitation, et pris congé.