Under la cathe 3

Je me reposais sur une branche de l’arbre du jardin de la maison familiale. Les oiseaux chantaient, leur douce musique me détendait. Dos au tronc, paupières closes, je savourai la tranquillité de ces petits moments de paradis que la vie nous accorde parfois.

Ma grand-mère sortit de la maison. Je ne la remarquai que lorsqu’elle ferma la porte-fenêtre. J’ouvris paresseusement les yeux et l’observai traverser le jardin de son pas rendu plus lent par l’âge. Elle se dirigea vers le potager, au panier au bras et un tablier autour du cou.

Je cueillis une cerise tandis qu’elle s’attaquait aux mauvaises herbes. Elle ne m’avait ni vu, ni entendu. Je croquai le fruit en regardant le soleil jouer avec ses cheveux gris et qui écrasait ses frêles épaules de ses rayons blancs.

Je me déplaçai et fis pendre mes jambes depuis la branche pour me laisser tomber au sol. Ma grand-mère se retourna, sursautant comme un animal craintif. Elle avait été alertée par le bruit puis apeurée par ma présence, une silhouette menaçante du fait qu’elle reste dans la pénombre de l’arbre.

-Mon petit Camille ! s’exclama-t-elle sur un ton de reproche un peu trop aigu. Ne me surprends pas ainsi en te cachant pour surgir quand je m’y attends le moins ! Pense à mon pauvre cœur !

-Désolé grand-maman, dis-je d’un ton neutre, je ne voulais pas t’effrayer. Je souhaite te poser deux-trois questions…

-Ah ? Sur quoi mon petit ? fit-elle en se penchant pour couper de la salade.

-Armelin.

Elle se figea et je vis nettement son visage ridé et jovial perdre toute couleur. Comme tous les autres membres de ma famille, ses réactions me semblent disproportionnées, sa peur surjouée.

-Tu… tu as vraiment envie de parler de lui ?

L’idée même lui était inconcevable. Je haussai les épaules.

-Est-ce que tu sais depuis combien d’années il nous protège et nous lui rendons service en échange ? Depuis 20 ans ? 100 ans ? Plus ? Est-il réellement notre ancêtre ?

-Je n’en ai aucune idée, je ne veux pas le savoir, marmonna-t-elle très vite. Un jeune garçon comme toi ne devrait pas s’intéresser à « ça ». (J’allais laisser, mais elle lâcha une information précieuse.) Demande donc à quelqu’un d’autre.

Et elle retourna à son jardinage. Toujours debout dans l’ombre du cerisier, je me remémorai alors que ma grand-mère n’était pas dans ma famille depuis sa naissance, qu’elle en faisait partie seulement depuis son mariage. J’aurais meilleur temps de me renseigner auprès de mon grand-père…

Je me dirigeai vers la maison, le soleil de cet après-midi d’automne baignant tout mon corps de lumière. Mes pupilles me brûlèrent jusqu’à ce que je pénètre le salon.

 

Entendant des pas, je me retournai. J’étais en train de relire mon vocabulaire allemand à la lumière d’une bougie, assis à même le sol de la crypte. Mes yeux reconnurent Armelin, toujours habillé élégamment de son pantalon noir sans un pli, de sa chemise blanche immaculée style 18e siècle, de son manteau à col haut et de ses chaussures vernies.

-Tu as terminé ? fis-je en me levant.

Je me dirigeai vers la pelle posée contre le mur, mais il leva la main pour m’arrêter.

-Inutile. Je me suis chargé des cadavres aujourd’hui.

-Oh, m’étonnai-je. Pourquoi donc ?

-J’ai été assez loin… Il n’aurait servi à rien de les ramener à Lausanne, je m’en suis débarrassé sur place.

Il ôta son manteau ainsi que ses chaussures. J’avais remarqué qu’il conservait des habitudes humaines. En se levant au coucher du soleil, il me disait « bonjour » comme s’il commençait sa journée. En allant dormir, il enlevait ses vêtements d’extérieur et marmonnait un « bonne nuit » ensommeillé alors que c’était l’aube.

-Tu peux t’en aller si tu veux. Tu n’es pas obligé de rester si longtemps avec moi.

Je m’appuyai contre la paroi et, renversant la tête en arrière, je lâchai mon vocabulaire sur le sol. J’étais plutôt fatigué.

-Est-ce que ma présence te dérange ?

-Non, dit-il, songeur. Et toi ?

-Non plus. J’aime bien rester en ta compagnie.

Il me dévisagea puis s’assit dans son cercueil.

-Ça me surprend… D’habitude, tout le monde a peur de moi. Surtout ma famille.

-Je n’ai jamais eu peur. Jamais. (Je fixai le sol, un peu gêné par mon aveu.) En réalité…, j’ai de la peine à… ressentir. Les émotions, c’est pas vraiment mon truc.

-Tu es encore un peu jeune pour tomber amoureux, tu as tout ton temps pour cela.

-Non. Disons que… qu’il m’est difficile d’avoir peur, de me mettre en colère, de me sentir heureux. Il faut vraiment qu’il m’arrive un événement marquant pour sortir de cet état neutre que je ressens constamment.

-Ce que tu tentes de m’expliquer, reprit-il, c’est que tout t’indiffère. Je me trompe ?

-Oui, c’est exactement ça. (J’hésitai un instant.) Est-ce mal ?

Un sourire exquis se dessina sur ses lèvres et il joignit ses mains. C’était la première fois que je le voyais exprimer quelque chose.

-Je ne pense pas être celui qui est le mieux placé pour disserter sur le mal… (Il y eut un court silence, je ne voyais pas quoi répondre.) Tu me sembles de plus en plus exténué Camille, changea-t-il de sujet. Quand je sors me nourrir, tu pourrais te reposer dans mon lit.

-Ça me gêne, je n’oserais pas, dis-je (pas très emballé).

-Je m’en voudrais si tu tombais malade à force de t’occuper de moi. Maintenant, rentre te coucher et dors.

-D’accord.

Je rassemblai mes affaires sous un regard pensif. Dans un certain sens, c’était triste que le seul être avec qui j’arrivai à m’entendre fût un monstre centenaire sociopathe et buveur de sang. Mais au moins j’avais quelqu’un avec qui m’entendre, ce qui n’est pas le cas de tout le monde.

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