Archives mensuelles : mai 2019

Objet : au secours – chapitre 2

-Bon… Alors on fait comme on a dit, chuchota Paul.

Caché derrière son cahier de maths pour ne pas être surpris par le prof, il me fixait avec des airs de conspirateur. Je lui répondis sur le même ton.

-Oui, bien sûr, on en a discuté hier. Faut qu’on fasse ce qui est juste.

Il hocha la tête, semblant tout à fait partager mon opinion.

-Tu es bien sûr de toi ?

Je fronçai les sourcils.

-Ben oui. Pourquoi tu demandes ?

Il haussa les épaules.

-Pour m’assurer que tu es OK. Moi je le suis, mais si tu l’es pas, on peut toujours oublier…

-Oublier ? je m’énervai. Ça va pas ?! Après ce qu’on a vu ? Mec, on peut pas rester les bras croisés ! On fait comme on a dit hier, on va chez les flics !

Un raclement de gorge nous fit tous deux lever la tête. Le professeur de mathématiques nous lança un regard entendu (ou plutôt menaçant, devrais-je dire). Nous nous tûmes, replongeant le nez dans nos exercices de trigonométrie.

Nous en avions longuement discuté hier. Nous avions visionné la vidéo, encore et encore, débattant la possibilité que ce soit une fausse, un montage ou un canular, et nous en avions conclu que s’il existait une chance, aussi infime soit-elle, que ce film soit vrai, il fallait que nous la montrions à quelqu’un. Il était de notre devoir de citoyen de le signaler à une autorité compétente.

(Enfin, c’était l’argument que j’avais répété un petit de millier de fois à Paul pour qu’il accepte de m’accompagner au commissariat sans discuter.)

On ne dirait pas comme ça, mais j’avais un côté un peu têtu parfois. Je jetai un coup d’œil à mon meilleur ami, qui s’amusait à écrire du code dans la marge de sa feuille. Il était assez petit, et large. Il avait un visage rond, il se mettait vite à transpirer lorsqu’il faisait des efforts physiques et c’était un hardcore gamer. (En dehors de son ordinateur, fréquenter le monde réel le barbait.)

Physiquement j’étais son opposé. J’étais maigre (trop pour être qualifié de mince), j’avais les cheveux bruns (et secs), des cernes sous les yeux et le teint blême (trop pour être qualifié de pâle). J’étais un joueur averti, mais pas de la même trempe que Paul. Python, le HTML et Gnu-Linux n’avaient pas de secrets pour lui, je me contentais d’apprivoiser mon ordi et je ne connaissais que quelques bases en code. Il jouait bien plus que moi, et à plus de jeux, principalement parce qu’il arrivait à les craquer. Il se fichait des autres êtres humains autour de lui et il avait très bien compris que les filles non-virtuelles, c’était mort pour lui. (Moi aussi je l’avais bien capté, mais je n’avais pas abandonné tout espoir !)

D’une certaine manière, on se complétait bien. D’un côté il m’aidait à combler mes quelques lacunes au niveau informatique et moi je le reconnectais un peu au monde réel. Soyons clairs, on était des losers, et on le savait très bien. Mais on était deux et on se soutenait mutuellement au lycée.

La sonnerie retentit enfin. Je jetai mes affaires en vrac dans mon sac, en sachant que je ne les en ressortirais plus avant une semaine (car je n’avais pas cette mauvaise habitude de faire mes devoirs). Je me levai d’un bond, enthousiaste, et balançai ledit sac sur mon épaule.

-On y va ? je le pressai.

-Ouais-ouais, grommela-t-il, j’arrive.

Dans le bus nous menant au poste de police, je tentai de le motiver.

-Dis-toi que c’est comme une quête.

-Une quête dans le monde réel ? Trop nul.

Il boudait. Je savais, à force de le côtoyer depuis cinq ans, qu’il n’aimait pas sortir de manière générale. L’air du dehors, les gens, la rue, la réalité, tout ça, c’était pénible pour lui. Et ça se traduisait par de la mauvaise humeur.

Mais pour une fois, moi j’étais très motivé, et le fait qu’il y aille à reculons ne me faisait aucun effet.

-Imagine qu’on commence un nouveau jeu, je souris. On a reçu une mission d’une… d’une elfe inconnue en danger de mort qui nous demande de porter un… parchemin secret et magique au shérif de la ville d’à côté ! Nous devons nous rendre d’un point A à un point B pour pouvoir continuer le jeu.

Il essuya de la sueur sur son front avec sa main, décidé à se montrer grognon.

-C’est une mission pourrie, un truc pour débutant !

-Bien sûr, parce qu’on vient de commencer la partie. (Mon sourire s’élargit.) Mais une fois sur place ce sera plus dur, parce qu’il faudra convaincre le shérif-agent de police de nous écouter, et que notre parchemin-vidéo est authentique !

Ma comparaison eut le mérite de lui arracher un petit rire.

-Quand tu en parles, ça a presque l’air cool… même si on sait tous les deux que c’est faux.

-Que nous réserve le bureau du shérif ? poursuivis-je, bien lancé à présent. Peut-être allons-nous croiser des filles de joie ou des brigands ! Qui sait ! Peut-être va-t-on nous jeter dehors, et nous traiter de vils margoulins !

Il sembla se laisser entraîner par mon délire. Le trajet se poursuivit sans qu’il ne râle à nouveau, nous mîmes au point notre stratégie d’approche pour gagner la confiance du shérif (traduction : comment attirer l’attention du policier à qui nous allions parler et le convaincre que nous n’étions pas de gros mythos).

Arrivés au poste, nous entrâmes dans le bâtiment, très intimidés. J’essayai d’avoir l’air à l’aise, parce que de nous deux, j’étais sensé être le plus courageux.

Nous nous approchâmes du comptoir d’accueil. Nous attendîmes qu’un type à l’air échevelé, qui prétendait que les radiations émanant du CERN l’empêchaient de dormir la nuit (le CERN étant en Suisse et l’appartement de cet homme se trouvant dans le Bronx… bref…) ait fini. La policière l’écouta avec une patience qui forçait l’admiration, et s’excusa en lui expliquant que la police new-yorkaise n’avait pas autorité en Europe. Il s’en alla en marmonnant, les yeux vitreux, et se fut notre tour.

Elle nous dévisagea comme si nous allions être tout aussi pénibles que l’allumé qui nous précédait, mais nous adressa un sourire ‒un peu résigné.

-Bonjour les jeunes. Que puis-je pour vous ?

Je me râclai la gorge et, d’une voix que j’espérais pas trop fluette, je lançai :

-Nous venons signaler un meurtre.

Un léger silence s’ensuivit. Je m’attendais à avoir lâché une info qui lui ferai au moins écarquiller les yeux, mais elle ne cilla pas.

-Ah oui ? lâcha-t-elle, tout sauf bouleversée. Vraiment ?

-Oui. Un vrai meurtre.

-Vous savez que c’est une accusation très grave ? Et que si vous êtes en train de raconter des bobards, vous risquez de gros problèmes ?

-On a une preuve, intervint mon meilleur pote.

Ah, elle se fit un peu plus alerte soudain. Paul tapota trois secondes sur son smartphone (qu’il avait sorti de sa poche lorsque nous étions entrés dans le commissariat) et lui montra l’écran. Elle se pencha, il augmenta le volume.

-Vous entendez ce bruit ? je lui demandai. On dirait un appareil photo, quand on appuie sur le bouton et ça fait « tchac-tchac-tchac ». Celle qui filmait était apparemment en train de prendre des clichés en même temps.

Elle observa très attentivement la vidéo quand on vit le mec tirer sur celui qui était à genoux devant lui.

Celle qui filmait ? Ça n’était pas l’un de vous deux ?

-Non. En réalité ce film m’a été envoyé hier d’une adresse que je ne connaissais pas, j’expliquai.

Petit raccourci, pour ne pas avoir besoin de lui révéler que nous étions entrés dans une boîte mail qui ne nous appartenait pas et avions fouillé dans les mails de Camilla.

Elle visionna le reste de la séquence, jusqu’à ce qu’elle s’arrête, et sembla réfléchir. Finalement elle décrocha le téléphone fixe derrière le comptoir et nous lança un regard des plus sérieux.

-Une petite seconde, d’accord ? J’appelle un de mes collègues…

Nous acquiesçâmes, elle fit descendre un certain Martin, qui arriva une minute plus tard.

-Qu’est-ce qu’il y a Pat ?

-Ces deux garçons ont apporté une vidéo amateur qui montre un homme se faire tuer. Real ou fake ?

Elle lui expliqua ce que nous lui avions rapporté, il se concentra intensément sur l’écran du smartphone de Paul. Quand le film s’arrêta à nouveau, il semblait songeur.

-Je ne sais pas… C’est dur à dire…

-La qualité n’est pas terrible, j’intervins, soucieux qu’ils nous prennent au sérieux, mais on voit très clairement quelqu’un se faire tuer, n’est-ce pas ?

Le dénommé Martin leva les yeux sur moi.

-Je ne sais pas… Tout ce qu’on peut dire, éventuellement, c’est qu’on croit voir un groupe de personne à travers la fenêtre d’un immeuble et qu’on dirait que l’un deux, à genoux, tombe sur le sol. Oui, on distingue quelque chose dans la main de l’homme debout face à lui, mais est-ce vraiment un pistolet ? C’est peut-être un taser, ou un faux revolver…

-Mais enfin ! je désespérai, voulant à tout prix qu’ils nous prennent au sérieux. Vous ne pouvez pas…

-MAIS, m’interrompit-il, même s’il n’y a qu’une faible chance que ce soit un vrai meurtre qui ait été filmé, nous nous devons d’enquêter. (Il souleva un sourcil.) Il va nous falloir plus de détails. Il faudra qu’on vous emprunte ce smartphone.

Je me retins d’esquisser un sourire triomphal ‒de son côté Paul déchantait.

-Me… me l’emprunter ? balbutia-t-il. Mais… pour combien de temps ?

-Est-ce que vous en avez fait des copies ? le coupa la policière. Il nous les faudrait toutes. On va vous faire faire une déposition. Quel âge avez-vous ?

-Euuuh, dix-sept ans, je dis.

-Moi seize, répondis Paul. Et demi !

-D’accord. Nous allons contacter vos parents, puisque vous êtes mineurs. Vous pouvez me donner leurs numéros ?

Paul et moi échangeâmes un regard doublé d’une grimace. Mince ! Ça par contre on s’en serait bien passé !