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Mr et Mme Personne 2/4

Monsieur et Madame Personne

Épisode 2/4

Assis dans ma cuisine, un verre de bière à la main, je suis perplexe. Mais ça n’est pas nouveau, en réalité cela fait deux jours que je suis perplexe.

Posée sur le dossier de la chaise en face de moi, il y a la veste en cuir de Fernanda, la femme mystérieuse qui m’a sauvé la vie hier. Alors que nous buvions un petit café tranquillement ensemble dans un tea-room, et que nous discutions le plus agréablement du monde, des rafales de mitraillettes ont fait éclater la vitrine, tout droit dirigés sur nous.

C’est là que cette ravissante jeune femme a sorti un Glock et a répliqué. Elle nous a fait sortir de là (bon, OK, je l’ai suivie en flippant comme une poule mouillée) et avant de s’envoler elle m’a dit d’oublier tout ce que j’avais pu voir.

Mais comment oublier pareil visage ? J’ai eu le coup de foudre pour elle et ne pense pas pouvoir l’oublier de sitôt –l’épisode des mitraillettes mis à part. Je m’étais rendu à mon bureau hier, titubant encore sous le choc, et n’avais pu parler de cette histoire à personne. Les gens ont bien remarqué que j’avais de la poussière sur tout le devant de mon complet et des traces de café un peu partout parce que j’avais rampé sur le sol à la suite de Fernanda, mais je n’avais pas racconté quoi que ce soit.

Et il y a encore la veste…

Je tends inconsciemment la main pour effleurer le cuir de la jaquette élimée. Je ne réalisais pas vraiment ce que je faisais sur le moment, quand je l’ai ramassée dans le tea-room. Alors que les balles sifflaient au-dessus de nos têtes, j’ai saisi le vêtement sous une impulsion et l’ai emporté avec moi. Sur le moment je crois que je me suis dit : « Elle y tient, elle risque d’en avoir besoin. » Ensuite je l’ai oubliée. Ce n’est qu’une fois au travail, lorsque mes collègues se sont foutus de mon apparence et m’ont demandé à qui était cette veste que j’ai réalisé que je l’avais toujours dans les mains.

Qui est cette mystérieuse femme ? La reverrai-je un jour? Je contemple le cuir et soupire. J’ai peu d’espoir, et ça m’attriste. Je suis tombé fou amoureux d’elle, je veux en savoir plus sur qui elle est, sa vie, ses passions… Mais c’est probablement impossible que nos chemins se recroisent un jour, elle semble aussi insaisissable que de la fumée !

Autre détail qui me tracasse : j’ai été le témoin (involontaire) d’une fusillade dans un lieu public, et la police enquête là-dessus. Il y a eu de nombreux blessés, des morts, et je me suis enfui. Je ne sais pas s’ils vont se rendre compte que j’y étais, mais ils risquent de venir me poser des questions pour savoir pourquoi je ne me suis pas manifesté après l’attaque… Oserais-je leur parler de Fernanda ? Probablement pas. Au fond, même si elle n’avait rien fait de répréhensible, elle devait être suspecte à leurs yeux : elle se promène quand même en plein jour avec un pistolet! Cette fille a certainement plus de secrets que mon pauvre esprit sans imagination ne peut le concevoir.

(Est-elle un agent secret? Fait-elle partie de la mafia ?)

Je soupire et finis ma bière, puis me lève pour m’étirer. Ces réflexions ne mènent nulle part, je tourne en rond! Assez. Bon. Je prends mon verre et le pose dans l’évier, puis monte me coucher.

À l’étage, j’allume la lumière dans le couloir et vais dans ma salle de bains, plongée dans le noir. Je prends ma brosse à dents, dépose une couche de dentifrice dessus (pas trop épaisse, sinon c’est trop fort dans la bouche !) et me redresse. Je me fige. À travers le reflet du miroir, je peux voir une silhouette se détacher dans l’encadrement de la porte.

Je cligne des yeux, mais ne bouge pas, trop surpris pour esquisser un geste. La personne derrière moi reste immobile, pointant un flingue pile sur mon dos.

Un léger bruit, comme un bouchon de champagne qui saute, retentit. La silhouette vacille, puis tombe sur le côté avec un bruit sourd.

Je cligne des paupières. (Hein ? Que vient-il de se passer ?)

Je me tourne au ralenti, sourcils haussés. Non, je n’ai pas rêvé, il y a bel et bien un homme par terre dans mon couloir. Brosse à dents toujours en main, je m’avance d’un (petit) pas pour l’observer et l’identifier.

Une deuxième silhouette surgit, je bondis en arrière. Une main glisse sur le mur pour atteindre l’interrupteur et avant même que la lumière ne s’allume, je reconnais avec soulagement qui se tient à présent devant moi.

Fernanda, vêtue d’un pull à col roulé noir, d’une casquette et de jeans sombres, lève son regard couleur chocolat fondant sur moi, armée d’un pistolet avec un silencieux. Elle s’est coupé les cheveux, qui sont à présent blond platine. Ce carré la rend plus stricte.

-Oh! Bonsoir, je fais d’un ton guilleret que je peine à masquer, esquissant un geste vers elle. Je suis content de vous rev…

Elle pointe son pistolet dans ma direction ; bon, tant pis pour les embrassades.

-Ne bougez pas.

Gardant son revolver braqué sur moi, elle pousse le bras du gars à terre du bout de sa basket. Il ne réagit pas.

-Il est mort ? je demande.

-En général, c’est ce qui arrive quand on se prend du 9 mm dans la tête, dit-elle froidement en se focalisant sur moi.

Une seconde de silence, je digère l’information.

-Merci.

-De quoi ? fronce-t-elle les sourcils.

-Bah… De m’avoir sauvé la vie. (Je pointe le type par terre du doigt.) J’imagine qu’il était venu ici pour me tuer, ou quelque chose du genre.

Elle me dévisage comme si j’étais un demeuré.

-Pardon ? « J’imagine qu’il est venu pour me tuer « ? répète-t-elle, incrédule. Comme si vous ne le saviez pas !

-Je ne comprends pas…

-Ce type était un tueur à gages venu d’Europe de l’Est. Je le connais, il travaille pour la société Smith Inc qui est, comme par hasard, la société rivale de Htims SA. Htims, qui est une filiale de L.E.E., qui emploie occasionnellement le groupe D.O.E.

Je hausse les sourcils.

-Euh… Ça fait trop d’abréviations et de sociétés, je suis complètement perdu.

-Vous voulez que je fasse les liens pour vous ? s’énerve-t-elle. Le groupe D.O.E. est celui qui m’a canardé hier matin.

-Ah? Donc, vous avez réussi à savoir qui étaient ces tueurs ? je m’étonne.

-Eh oui, dommage pour vous. (Elle avance d’un pas et je jurerais que son index se rapproche dangereusement de la détente.) Pendant que vous essayiez de me distraire, vos petits camarades ont tenté de me trouer la peau. (J’écarquille les yeux. Quoi ?!) C’est très noble de votre part de vous être sacrifié en mode kamikaze. Malheureusement pour vous j’ai de bons réflexes, et je ne suis pas tombée dans votre piège grossier.

-Whoa, je m’exclame en la voyant clairement lever son arme pour m’abattre. Attendez ! Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez !

-C’est ça. En tout cas, j’ai horreur qu’on me manipule, vous ne vous en tirerez pas aussi facilement !

-Je ne travaille pas avec la compagnie Smith, ou Htims, ou l’Europe de l’est! je m’empresse de me défendre. Je n’ai jamais cherché à vous faire du mal!

-Mais bien sûr ! s’exclame-t-elle, furieuse. Et si vous m’avez abordée, c’était uniquement pour me parler du temps qu’il faisait et du café en poudre ! Ça n’était pas pour détourner mon attention et me faire éliminer ! Alors que je me suis infiltrée chez L.E.E. pour les espionner l’année dernière et leur voler des données. En découvrant ça, L.E.E. a employé des mecs de chez D.O.E. pour me tuer. Dont vous. (Au comble de l’énervement, elle fait un mouvement brusque avec son pistolet, je me baisse pour éviter de me retrouver dans sa ligne de mire.) Vous savez, j’en au vu à la pelle, des agents qui essaient de se faire passer pour quelqu’un de normal, mais alors vous, vous êtes trèèèès doué ! J’ai failli me laisser berner !

-Mais… c’est parce que je suis normal !

-Mais il y a plusieurs détails qui m’ont mis la puce à l’oreille, poursuit-elle sans m’écouter. Vous êtes trop calme ! Hier vous avez quand même assisté à une fusillade, et pourtant vous êtes retourné au boulot comme une fleur. Vous n’aviez même pas l’air choqué, vous avez agi comme si de rien n’était.

-Bien sûr, je m’étonne. C’est parce que vous me l’avez demandé !

Personne n’aurait pu rester aussi calme après avoir assisté à une attaque à la mitraillette ! Et là, juste maintenant : je viens de tuer un homme juste devant vos yeux, pourtant vous n’avez même pas bronché. Ne venez pas me dire que ce n’est pas une réaction maîtrisée ! Je vous ai suivi entre hier et aujourd’hui, et vous avez le profil parfait du mec en sous-marin qui s’est choisi une petite vie bien rangée et banale pour passer inaperçu !

-Écoutez, je vous jure que je suis un type normal, je n’ai jamais fait de mal à une mouche ! Je me défends. La seule chose c’est que… que lorsque je me retrouve avec vous, je suis tellement heureux que le reste n’a plus aucune importance.

C’est moi qui ai dit ça? Je sens ma langue devenir pâteuse et ma gorge s’assécher d’un coup. Un peu plus et je rougirais comme un collégien !

Elle me dévisage, le regard vide.

-Quoi? (Elle se reprend, l’air un peu moins énervée quand même.) Qu’est-ce que vous me chantez encore ?

-Je… C’est plus fort que moi : quand je vous vois, j’ai le sourire jusqu’aux oreilles, j’ai le cœur qui bat plus fort et je ne me sens plus moi-même.

-Vous ne m’aurez pas avec une démarche aussi grossière !

-Je n’ai jamais éprouvé cela ! je m’exclame, bien lancé à présent. Je vous trouve magnifique et forte, depuis que je vous ai rencontrée je ne rêve que de vous et je…

-STOP ! m’arrête-t-elle. Je ne veux plus rien entendre ! (Ah, tiens, elle a les joues rouges.) Vous n’êtes qu’un menteur, vous essayez de m’embrouiller !

-Je vous jure que je dis la vérité !

Elle me sonde, me regardant droit dans les yeux pour juger de ma sincérité. Elle ne semble pas prête à me croire sur toute la ligne, mais ses certitudes ont été ébranlées.

-Vous voulez me faire croire que vous ne bossez pas pour Smith? Ou pour Htims? Ou même L.E.E.?

-Je ne cherche pas à vous persuader de quoi que ce soit, je soupire, c’est la vérité vraie Fernanda. Je ne suis au courant de rien!

-Alors, j’ai dû désactiver 19 micros planqués pour m’infiltrer dans votre maison parce que vous êtes innocent ? Et c’est un hasard total qu’une camionnette du FBI soit parquée de l’autre côté de la rue ?

Je m’étrangle.

-Le –quoi ?! Le FBI ? Ils sont en face de chez moi, vous dites ?!

Devant ma surprise évidente, elle cligne des yeux, puis fronce légèrement les sourcils.

-Au fait, pourquoi m’appelez-vous Fernanda… (Elle réalise.) Ah ! Oui. C’est vrai, c’est le nom que je vous ai donné.

-Qui est faux, j’imagine.

Elle acquiesce, je me frapperais le front si je le pouvais. Évidemment qu’elle m’a menti sur son prénom ! Imbécile ! J’aurais dû m’en rendre compte avant !

Nous restons face à face en silence, chacun préoccupé par l’autre. Après quelques minutes, elle baisse finalement son arme.

-Vous ne me tuez pas ? je m’étonne. Vous aviez pourtant l’air décidée…

Elle se passe la main sur le front, lasse.

-Je ne peux pas tuer un innocent. (Mon cœur s’allège, j’en danserais de joie si je le pouvais !) Je n’ai aucune preuve contre vous. Je pensais que vous avoueriez sous la pression, mais vous continuez à dire que vous n’êtes pas mêlé à tout ça… Je vais m’en aller. (Elle me jette un coup d’œil amusé.) N’oubliez pas d’appeler la police.

-Hum ? La police ? Pourquoi faire ?

-Il y a comme qui dirait un cadavre dans votre couloir. (Elle hausse les sourcils.) Ça va ruiner votre parquet.

Elle fait élégamment volte-face et se dirige vers la sortie, je me rappelle brusquement quelque chose :

-Ah ! Fernan… Euh, Madame ? (Elle me jette un regard surpris.) Votre veste est en bas dans ma cuisine, pensez à la récupérer en partant.

Elle fronce les sourcils, mais ne répond rien. Elle part.

Quand la police arrive vingt minutes plus tard, je constate que ladite veste a disparu. (Et je ne peux pas me retenir de sourire comme un idiot !)

Mr et Mme Personne 1/4

Monsieur et Madame Personne

Épisode 1/4

Je suis un homme on ne peut plus ordinaire. Tout le monde vous le dira (mes collègues, mes proches, même mes parents) je mène une vie banale et il ne m’arrive jamais rien de palpitant. Je ne souhaite pas qu’il en soit autrement et je n’ai pas forcément envie que ma situation change.

Je vis dans une ville calme et travaille comme cadre dans une boîte qui ressemble à beaucoup d’autres. Justement, avant d’aller à mon bureau, je m’arrête dans mon café habituel, comme je le fais tous les matins. J’aime la routine, que les événements ne diffèrent pas et s’enchaînent comme du papier à musique. Tout ce qui sort de l’ordinaire me désarçonne, j’aime savoir ce qui m’attend à l’avance.

J’entre donc dans le café dans lequel je vais toujours chercher un macchiato brûlant et un croissant. Mais à ce moment-là je suis foudroyé sur place.

Au fond de la petite boutique se tient une jeune femme.

Sainte Marie mère de Dieu !

Attendez, ne vous méprenez pas ! J’ai l’habitude de voir des femmes, tous les jours. Mais celle-ci… Elle sort vraiment du lot. Comment vous la décrire ? Elle est exceptionnelle, vraiment exceptionnelle, du genre qu’on ne rencontre qu’une ou deux fois dans une vie. Je m’oblige à fermer la bouche et à me décaler pour ne pas bloquer l’entrée aux gens qui commencent à s’impatienter derrière moi.

Ses cheveux noirs et brillants sont lâchés sur ses épaules en boucles larges et encadrent son magnifique visage. Ses yeux bruns soulignés d’un élégant trait noir sont perdus dans le vague. Elle a la peau d’un beau brun clair et je me fais la réflexion qu’elle doit probablement venir d’Amérique du Sud. (Où exactement, je ne saurais le dire, je ne possède pas le genre de talent permettant de deviner le pays d’origine d’une personne juste en observant ses traits.) Elle porte un t-shirt tout ce qu’il y a de plus simple, mais il semble avoir été créé pour la mettre en valeur. Elle a des bottines noires à talons carrés aux pieds, un jean bleu foncé et une veste en cuir est posée sur le dossier de sa chaise.

Quand elle lève soudain son regard sur moi, sentant qu’on l’examine (à raison), je réalise que je viens de tomber amoureux d’elle. Elle me contemple une seconde, juste surprise de découvrir qu’on la fixe et non pas fâchée comme je l’aurais cru –trop tard, j’ai tourné la tête pour ne pas qu’elle me prenne pour un idiot.

En commandant mon café, j’ai le cœur qui résonne sourdement à mes oreilles et je suis dans tous mes états. Elle m’a vu. Elle a vraiment des yeux superbes. Me regarde-t-elle encore ? Je sens ses iris posés sur mon dos qui me réchauffent la nuque. Je dois trouver un prétexte pour l’aborder…

Quoi ?! Ça ne m’arrive jamais d’entamer la conversation avec quelqu’un, comme ça, dans un tea-room. Il me faut au moins un prétexte. Je me sers de sucre, ma main tremble légèrement. Elle va remarquer que je m’intéresse à elle ! Je suis fou, il faut que je me tire d’ici en conservant un minimum de dignité !

Je me tourne. Elle lève à nouveau les yeux, nos regards se rencontrent. Un sourire amical fend malgré moi mon visage.

-Bonjour, je lui dis, ma voix étant beaucoup plus posée que je ne l’aurais cru.

-Bonjour, répond-elle poliment en me rendant mon sourire.

Elle semble attendre que je poursuive, j’y vois ma chance. (Oui, mais ma chance de faire quoi ?!) Je pointe la baie vitrée donnant sur l’extérieur.

-Belle journée n’est-ce pas ?

Je n’aurais pas pu faire encore plus banal ! Heureusement qu’il fait beau, parce que sinon j’aurais eu l’air con. Son sourire s’accentue légèrement –apparemment mon bavardage ne l’ennuie pas.

-Effectivement. Le temps est superbe aujourd’hui, il ne risque pas de pleuvoir.

Je me mets à paniquer lorsque je ne trouve rien à répliquer. Elle attend de moi une répartie, quelque chose ! Mais en même temps continuer ce dialogue stérile sur la météo serait idiot. « Aller, vas-y, dis un truc, n’importe quoi ! » je m’intime. « Elle attend ! » (Argh, pourquoi la drague c’est aussi difficile ?!)

-Est-ce que je peux m’asseoir à votre table ?

C’est sorti tout seul. Un peu plus et je me foutrais des claques ; une femme comme elle doit souvent être approchée par des hommes, elle doit être habituée à ce type de manœuvre –et à éconduire les gêneurs également.

Elle est surprise par ma question, mais elle semble y réfléchir. Finalement, elle acquiesce.

-Je vous en prie.

N’en croyant pas mes oreilles, je tire la chaise comme dans un rêve et m’assieds. Mais elle lève la main comme pour m’arrêter, je me fige :

-Oh! Euh, pourriez-vous vous décaler d’à peine quelques centimètres ? demande-t-elle d’un ton embarrassé. J’aime bien la vue…

Je me tourne. Effectivement, on voit le parc à travers la vitrine, et ce tableau au petit matin est plutôt joli. Je me pousse sur la droite, désireux de lui plaire, ne me doutant pas qu’elle a autre chose en tête que d’admirer les arbres. (Mais bon, ça, je le découvrirai plus tard!)

Mes yeux se posent une microseconde sur l’horloge accrochée au mur derrière elle, je chasse mon travail de mon esprit. Je vais certainement arriver en retard… Tant pis. (De toute façon, ce n’est pas comme si j’étais indispensable.)

-Désolée, fait-elle.

-Ce n’est rien, je dis en chassant sa remarque d’un geste désinvolte de la main. (Mes yeux tombent sur sa tasse.) Que buvez-vous ?

-Du thé noir. Et vous-même ?

-Macchiato, je souris en soulevant mon thermos. (Ses yeux suivent l’objet, elle en tire la conclusion logique –que d’habitude je le prends à l’emporter. Je tente de détourner son attention.) Est-ce que j’ose vous demander votre nom ?

-Fernanda, répond-elle, n’ayant pas l’air de trouver ça indiscret.

-Et moi je m’appelle Mike.

-Vous venez souvent ici pour déjeuner ? poursuit-elle d’un ton badin.

-Quasiment tous les jours.

-Moi c’est la première fois, mais j’aime bien l’atmosphère… En tout cas, ça doit vraiment vous plaire pour que vous y retourniez tous les jours !

Elle ne laisse pas de creux s’installer et se transformer en silence gênant. Je dois me retenir de la couver des yeux, me faisant la réflexion que ça doit être une femme gentille.

Mais pile à ce moment-là, son regard se pose derrière moi. Elle se fige.

Et c’est l’apocalypse.

Elle saisit la table ronde entre nous et la balance violemment sur le côté sans une seconde d’hésitation. Je n’ai même pas le temps de réagir qu’elle chope mon col et me tire contre elle, se laissant tomber en arrière –moi avec. Elle atterrit sur le dos et, ne possédant pas de réflexes aussi performants, je ne peux faire autrement que m’écraser sur elle.

Des tirs de mitraillettes ont comme qui dirait frôlé le sommet de mon crâne lors de ma chute…

Des balles passent à travers la vitrine de la devanture et vont se figer dans le mur du fond du café. Il y a des cris –de peur et de douleur – tandis que les clients réalisent ce qu’il se passe. Moi-même je n’ai pas encore tout compris ; il y a une seconde, on parlait tranquillement et là, je me retrouve par terre et c’est la troisième guerre mondiale…

Elle ne s’arrête pas là. Je ne m’en suis pas rendu compte de suite, mais avant de nous faire chuter elle a glissé son tibia gauche contre ma hanche et elle n’a qu’à tourner sur son côté droit pour inverser les rôles et me chevaucher.

-Bordel de merde, jure-t-elle entre ses dents serrées.

Ses cheveux caressent mon visage, exhalant une douce odeur de pêche. Elle tend la main vers sa veste en cuir tombée par terre et en sort un pistolet.

-Apparemment je me suis trompée, le temps s’est gâté d’un coup ! marmonne-t-elle.

Elle enlève la sécurité du pistolet. Les rafales de tirs continuent inlassablement, je voudrais crier, mais le son horrifié que je voudrais produire est coincé dans ma gorge. Qui sont les gens qui s’appliquent à détruire le tea-room? Pourquoi Fernanda ne semble-t-elle pas plus choquée que ça ? Pourquoi se balade-t-elle en ville avec une putain d’arme à feu ?!?

Elle rampe sur les coudes pour s’éloigner, restant bien à terre, et se dirige vers le couloir au fond du café. Pris d’une impulsion, je la suis (elle a l’air de savoir ce qu’elle fait !) et saisis son blouson de cuir au passage.

(Bah quoi ? Peut-être en aura-t-elle besoin !)

Une fois à l’abri derrière le mur du couloir, elle profite d’une accalmie pour tirer sur les tarés qui nous ont attaqués. Elle me jette un coup d’oeil surpris du genre « Tiens ? Toujours vivant ? » quand elle réalise que je l’ai suivie pour me cacher moi aussi.

-Bordel ! je lâche en m’adossant à la paroi. C’est qui ces mecs ?

-Peu importe, il faut partir d’ici au plus vite.

Vraiment ? je songe.

-Oui, évidemment, mais ça ne vous intéresse pas de savoir qui cherche à vous tuer?

-La liste est longue, rit-elle . Mais vous pouvez toujours aller leur demander si ça vous tient à cœur.

Elle s’attache les cheveux en une queue de cheval tout en se baissant, tandis que des coups trouent le mur au-dessus de sa tête. Elle se tasse pour rester le plus près possible du sol, je ne peux pas m’empêcher de remarquer que ses yeux brillants de malice sont tout ce qu’il y a de plus charmant.

-Je vais répliquer, d’accord ? Comptez jusqu’à quatre, et nous courrons vers la porte là-bas pour sortir. Prêt ?

-Quoi ? Mais pourquoi quatre ? D’habitude c’est trois non ? (Je fronce les sourcils.) Pourquoi est-ce que je pose des questions aussi stupides ?

-C’est parti ! lance-t-elle, m’ignorant.

Elle se redresse et se penche pour tirer en direction de la vitrine, sa rapidité me stupéfie. J’ai à peine le temps de me reprendre et de commencer à compter qu’elle fait volte-face et me chope par le bras pour m’entraîner derrière elle.

Une fois dehors elle ne s’arrête pas et court dans la rue, moi sur les talons. Lorsque nous avons mis trois blocs entre nous et la fusillade, nous nous insérons entre deux immeubles. Elle vérifie que nous n’avons pas été suivis, tandis que je tente désespérément de reprendre mon souffle.

-Qui… Qui êtes-vous ? je halète.

-Euh, je crois qu’il vaut mieux pas que vous le sachiez, pour votre sécurité.

-Vous êtes une sorte d’agent secret ? (Je réalise quelque chose.) C’est vous que ces gens visaient, je me trompe ?

-Hum, probablement. (J’ouvre la bouche pour lui poser le petit millier de questions que j’ai à la bouche, mais elle s’avance vers moi.) Je suis vraiment désolée que vous ayez eu à subir ça, vous devez être profondément choqué…

Je me redresse et me racle la gorge, n’ayant pas envie de passer pour un trouillard.

-Non-non, je vais bien.

Par contre, c’est assez horrible pour les gens qui viennent d’être tués par votre faute. (Je garde ce commentaire pour moi.)

-Tant mieux. (Elle plante son regard dans le mien.) Je vous conseille de rentrer chez vous, ou d’aller à votre travail comme d’habitude, et d’oublier tout ça.

-Tout ça ? je répète, incrédule.

-La fusillade, moi… Vous n’avez jamais été dans ce café ce matin. Il ne s’est rien passé.

Non ! Je ne veux pas l’oublier ! J’aimerais la revoir, continuer à lui parler… Je tends la main vers elle comme pour la retenir, elle recule en direction de la rue d’un air désolé.

-J’ai été ravie de discuter avec vous. Sincèrement.

Elle fait volte-face et passe le coin de l’immeuble. Je débouche dans la rue, essayant vainement de la rattraper. Je regarde à gauche, à droite.

Elle a déjà disparu…

Partie d’echecs entre la Vie et la Mort

Une petite fille est allongée sur une table. Elle porte un masque et a le ventre ouvert. Il y a des inconnus penchés au-dessus d’elle, tous habillés de robes vertes stériles et portant des gants en caoutchouc. Ils semblent si concentrés qu’ils ne remarquent pas l’homme et la femme assis par terre dans un coin de la pièce. Mais peut-être n’arrivent-ils pas à les voir ?

L’homme est habillé d’un jean et d’un sweat à capuche lui dissimulant le visage, tous deux noirs. La femme porte une robe blanche et a de longs cheveux blonds. Ils sont penchés sur un jeu d’échecs.

-Sympa ta capuche, cousin, lance-t-elle d’une voix tendue. Elle est nouvelle ? Elle te va plutôt bien.

-Tu répètes sans arrêt les mêmes banalités. Change de disque !

-C’est pour mieux te déconcentrer mon enfant. (Elle tend la main vers un pion, qu’elle avance avec hésitation, les dents serrées.) Je tente le tout pour le tout.

-Échec, lâche-t-il en dérobant le pion avec son fou.

Les hommes en habits verts s’agitent, car soudain les moniteurs se sont affolés. Elle serre le poing gauche en ignorant le sourire amusé de son adversaire. Elle joue sa reine pour bloquer le fou.

-Échec, répète-t-il en déplaçant sa pièce à nouveau.

Les hommes dans le dos de la jeune femme paniquent. Les battements du cœur de la fille se sont arrêtés.

-ÉCHEC ET MAT ! s’écrie-t-elle en abattant violemment sa tour devant le roi noir .

Le moniteur se remet à biper normalement. L’homme, immobile et stupéfait, considère le plateau de jeu comme s’il l’avait trahi.

Elle sourit et s’affale contre le mur, triomphante bien qu’exténuée. Elle a gagné. Elle sursaute en le voyant donner une claque dans le plateau de jeu pour l’envoyer balader. Les pièces s’éparpillent sur le sol.

-Quel mauvais perdant ! raille-t-elle tandis qu’ils se lèvent.

-Tssk ! Je gagne toujours ! À la fin…

-Ouais. À dans huitante ans pour la prochaine partie.

Il a un rictus menaçant. Ils disparaissent dans un claquement de doigts.