Objet : au secours – chapitre 11

-Ed, je te hais.

-Tu te répètes Paul.

Il ronchonna, marmonnant dans sa barbe, et aspira du soda avec sa paille. Je continuai à scruter la rue à travers la vitre du fast-food où nous nous étions installés.

Il était onze heures trente environ et, bien qu’il fasse nuit, la température restait élevée. Il y avait encore pas mal d’activité alentour (New York ne dort jamais vraiment) et la rue était doucement éclairée par des lampadaires. J’observai les gens marcher, un clodo était recroquevillé près d’une poubelle, dormant probablement.

-S’ils découvrent qu’on a fait le mur…

-Ils ne verront rien, arrête de flipper, je le coupai sans me tourner vers lui.

Je n’avais pas besoin de le regarder pour savoir qu’il transpirait à grosses gouttes, stressé. Je dissimulai un petit sourire. Je le connaissais par cœur.

Plus tôt dans la soirée, je lui avais mené une vie d’enfer pour venir dormir chez lui afin qu’il me serve d’alibi. Je ne pouvais pas m’éclipser de chez moi, ma fenêtre se situant au deuxième étage, c’était un peu risqué. Je ne me sentais pas de jouer les cascadeurs. Il avait accepté, après un bon quart d’heure de négociations musclées (je vais devoir lui filer au moins dix de mes comics préférés), mais au moment où j’allais sortir de sa chambre, située au rez-de-chaussée, il avait finalement changé d’avis. Il avait décidé de venir avec moi.

-Je peux pas te laisser y aller seul ! s’était-il exclamé.

-Pourquoi ? Il y a deux minutes ça ne te donnait pas de cas de conscience. Si tu as trop peur, il ne faut pas t’en faire pour moi, j’ai une veine de cocu.

Il avait pincé les lèvres.

-Tu parles, t’as toujours la poisse. (Il avait attrapé son sac à dos et une veste.) Je viens avec toi. Dans les quêtes on est toujours deux, dans la réalité, c’est pareil. On se soutient mutuellement. Au lycée tu me défends toujours contre les crétins qui me volent mes affaires… bon, même si après tu te fais taper. Mais ça compte, ça ! Je peux pas te laisser tomber. Tu tires même des doigts d’honneur aux filles qui se moquent de moi dans mon dos. Si ça c’est pas de l’amitié…

J’avais hoché la tête, ému. J’allais lui dire que sa petite tirade m’avait touché, mais il avait ajouté :

-Par contre si y’a le moindre pépin, je me tire en courant et je te plante là, on est d’accord ?

J’avais levé les yeux au ciel et nous étions partis en douce après avoir mis des oreillers sous les couvertures pour faire croire à ses parents que nous étions sagement endormis. Il ne nous restait plus qu’à prier pour qu’ils ne découvrent rien…

Voilà maintenant une demi-heure que nous attendions que Camilla nous rejoigne dans le fast-food. Ella avait dix minutes de retard. Mes yeux s’attardaient sur chacune des silhouettes traversant la rue et qui auraient pu lui appartenir. Je mâchouillai mon ongle du pouce. Edward lui avait envoyé un mail pour lui expliquer qu’il était coincé à l’hôpital (avec une photo de lui pour preuve) et avait envoyé une image de moi pour qu’elle puisse me reconnaître. Avait-elle eu l’occasion de lire ce message ? Si oui, elle n’aurait aucun problème à me trouver, mais si elle n’avait pas eu le temps de consulter sa messagerie, elle chercherait son ami en vain et repartirait. Nous aurions perdu un temps précieux…

Soudain, une étrange sensation m’étreignit. J’avais l’impression d’être épié. Mon regard balaya la ruelle.

-Là ! je m’exclamai, me redressant d’un bond, faisant sursauter Paul.

Une fine silhouette se tenait dans l’ombre entre deux immeubles, de l’autre côté de la rue. Elle portait le même sweat à capuche noir beaucoup trop large pour elle, son jean troué et les grosses chaussures de chantier. Je ne distinguai pas ses yeux, mais j’avais l’intime conviction qu’elle était en train de me fixer.

Je fronçai les sourcils. Elle ne bougeait pas. Pourquoi ne venait-elle pas à nous ? On était sensé se rencontrer dans le fast-food… Elle recula d’un pas, je la compris sans avoir besoin de mots.

Elle voulait qu’on la rejoigne.

-Viens, m’exclamai-je en choppant mon meilleur ami par le bras. On descend !

-Hé, doucement, râla-t-il.

Nous arrivâmes dans la rue, elle était toujours de l’autre côté, nous attendant. Mon cœur battait à tout rompre, je ressentais une excitation extrême et rien d’autre. Je n’avais pas peur du tout, je ne voulais qu’une chose, la voir. La voir et lui parler, apprendre à la connaître. Le feu prit une éternité pour passer au vert, je trépignais d’impatience.

Nous pûmes finalement la rejoindre, elle recula de quelques pas, se dissimulant dans l’ombre des deux immeubles qui l’encadraient. Paul resta un peu en retrait, la fixant d’un air intimidé, je réduisis la distance entre elle et moi à un mètre environ.

Elle leva le visage vers moi, mains dans les poches, et me dévisagea calmement. Une douce chaleur m’envahit.

Elle était super, super mignonne, mince !

Malgré les cernes et sa beau blême, elle avait les traits fins, un petit nez et une bouche fine bien dessinée. Ses yeux étaient d’un brun profond.

-Ton nom.

Sa voix était comme je l’avais imaginée. Douce, mais ferme. Un murmure qui restait un ordre, donné sans effort. Je me demandai à quoi pourrait ressembler son rire…

Je me secouai. Reprends-toi, mon vieux Edmund ! T’es en mission, t’es pas là pour t’extasier.

-Edmund. C’est Edward qui m’envoie.

Elle hocha la tête, c’était le prénom que le journaliste lui avait transmis. Ma voix tremblait un peu, j’avais de la peine à contenir mon excitation. Elle se pencha légèrement sur le côté pour observer Paul, toujours derrière moi, puis me lança un regard interrogateur, arquant un sourcil.

-Et lui ? s’enquit-elle, méfiante.

-C’est mon ami, j’expliquai rapidement. Il suit l’affaire depuis le début, tu peux lui faire confiance.

Elle me dévisagea un instant pour juger de ma sincérité, puis haussa les épaules.

-Au point où j’en suis, marmonna-t-elle. (Elle ajouta plus fort en se tournant et en s’enfonçant dans la ruelle.) Suivez-moi.

Je fis signe à Paul de nous suivre, il trottina jusqu’à moi, l’air toujours inquiet.

Camilla nous conduisit à travers les ruelles plongées dans l’obscurité et malodorantes. Je ne m’étais jamais aventuré dans un coin aussi lugubre, en tout cas pas de nuit. J’avais beau être né à New York et y avoir vécu toute ma vie, je n’allais jamais me balader dans des quartiers que je ne connaissais pas. (Et il fallait aussi avouer que je ne sortais pas beaucoup de chez moi non plus, j’étais plutôt un geek d’intérieur.)

Elle nous balada jusqu’à un vieux bâtiment à moitié en ruine. Elle se dirigea vers une fenêtre et enleva le panneau de bois qui en bloquait l’entrée. Elle grimpa à l’intérieur, nous l’imitâmes, elle remit en place le panneau après notre passage. Il faisait nuit noire à l’intérieur.

-Attendez, chuchota-t-elle, je vais allumer.

Elle craqua une allumette ; Paul retînt un glapissement, je grimaçai. Autour de nous il y avait au moins cinq ou six personnes endormies à même le plancher crasseux, tous des SDF. On les entendait respirer, ils ne bougeaient presque pas. Ils ne faisait pas attention à nous.

-Par ici, ne faites pas de bruit.

Elle nous fit traverser la pièce jusqu’au vestibule de la baraque et nous montâmes un escalier grinçant jusqu’à une chambre à l’étage. Le sol était plein de trous, on pouvait voir l’étage en-dessous à travers.

-Voilà, ici il n’y a personne, on peut parler tranquillement, annonça-t-elle.

Elle alluma une petite lampe de poche suspendue à un clou au mur, elle souffla sur l’allumette pour l’éteindre. Elle ôta sa capuche et nous fit face. Ses cheveux n’étaient pas noirs comme sur la photo que nous avions trouvée sur internet, ils étaient complétement décolorés. Ils lui tombaient dans le dos, retenus par un élastique en une queue de cheval souple.

-Vous dormez ici ? demanda Paul d’un ton rebuté.

-Non. J’ai créché ici quelques jours, mais il y a trop de monde, ça me stresse. Je change régulièrement de planque. (Elle se pencha en avant pour mieux nous dévisager.) Edmund et Paul, donc… Vous semblez super jeunes, quel âge vous avez ?

-Dix-huit ans, je mentis.

-Seize, répondit Paul en même temps. (Il ignora mon regard noir et me désigna du menton.) Et lui dix-sept.

Elle sembla abasourdie.

-Vous êtes des lycéens ? réalisa-t-elle. Edward est fou de vous avoir impliqués dans mes histoires !

-On est d’accord là-dessus, bougonna Paul.

-De base, c’est nous qui sommes venus à lui, rectifiai-je. On s’est présenté à votre bureau pour vous parler et on lui a montré la vidéo que vous nous avez envoyée par erreur.

Elle fit la moue, dubitative.

-Mouais… Mais il vous a envoyés ici aujourd’hui…

-Il n’avait pas le choix, il est cloué sur un lit d’hôpital. Et l’aventure ne nous fait pas peur. On fera tout ce qu’on pourra pour vous aider !

Elle cligna des yeux, surprise par mon enthousiasme, Paul se pencha vers moi et murmura :

-T’en fais un chouïa trop là, non ?

Je lui rentrai mon coude dans le bide pour le faire taire.

-Pas besoin de me vousoyer, j’ai seulement 24 ans…  Bon, pardon de me montrer aussi pressante, mais j’ai des choses à dire à Ed… (Elle hésita.) Pourriez-vous m’enregistrer avec votre smartphone et lui envoyer la vidéo ? Ou la lui montrer quand vous irez le voir… ?

Paul émit un son méprisant.

-Enregistrer une vidéo et la lui envoyer ? À l’ère de la connexion haut débit et des visioconférences ? (Elle haussa les sourcils, il grommela.) On est au 21e siècle !

-Ne fais pas attention à lui, c’est un geek invétéré.

-Et toi pas ? ricana-t-il.

Deuxième coup de coude dans ses bourrelets, Camilla dissimula un sourire amusé. Ce crétin me fout la honte !

-J’appelle Edward, fis-je.

Je sortis mon portable et appelai le journaliste. Il décrocha après quelques secondes, je passais le smartphone à son amie et collègue, qui sembla infiniment soulagée de le voir. (Cela me contraria un peu, mais bon…)

-Eddie, mon Dieu, je suis tellement contente qu’il ne te soit rien arrivé. Enfin… presque rien arrivé, rectifia-t-elle avec un soupire désolé.

Ne t’en fais pas pour moi, je suis solide. Toi, comment tu t’en sors ? Tu as un endroit où te poser ? Tu as pu manger aujourd’hui ?

-Oui-oui, tu sais que je ne mange presque rien en général, j’ai un appétit d’oiseau…

Tu as mangé aujourd’hui ? insista-t-il.

-Euh, non, avoua-t-elle.

J’ai dit à Ed de t’amener quelques snacks à grignoter en attendant mieux. S’il était un tant soit peu malin, il te les aurait déjà donnés…

Je rougis violemment, du cou jusqu’à la racine des cheveux ; elle se retint de pouffer, Paul ricana. J’ouvris immédiatement le sac à dos que j’avais emmené avec moi et lui tendis un sac en papier.

-J’ai acheté des fruits séchés et des barres de céréales, marmonnai-je, humilié.

-Merci Edmund. (Elle prit le sac et piocha dedans, fronçant les sourcils à l’intention de son collègue.) Ne sois pas méchant avec eux ! Ils sont bien gentils de me rendre service et de prendre de tels risques pour moi.

Je sais, pardon. (Il s’éclaircit la gorge tandis qu’elle mordait avec avidité dans un morceau de mangue déshydratée, visiblement affamée.) On a prévu d’autres petites choses pour toi, histoire que tu puisses me contacter en urgence et te débrouiller au mieux en attendant que la situation se tasse.

Je sortis un téléphone portable de mon sac, acheté le jour même, et un porte-monnaie avec deux cent dollars en billets de vingt dedans (une partie de mes économies personnelles en réalité). Elle prit les tout, je lui donnait également une écharpe et un pull-over.

-Merci, répéta-t-elle, c’est vrai que la nuit, il fait plutôt frais…

Camilla, où vas-tu pour envoyer tes mails ? À la Bibliothèque de Columbus n’est-ce pas ?

-Oui, acquiesça-t-elle, surprise. Comment le sais-tu ?

-J’ai réussi à tracer l’adresse IP, intervint Paul, bombant le torse.

Il faut que tu ailles dans une autre biblio si tu as besoin de wifi, poursuivit Edward. Si on a réussi à te tracer, les mecs qui te cherchent pourront probablement y parvenir aussi.

Elle hocha la tête.

-Je n’aurai pas besoin d’aller sur internet, à présent que j’ai un téléphone. (Elle réfléchit.) Quoique, il me faudra le recharger d’ici une semaine… Hum, bon, je me débrouillerai, je trouverai bien un endroit avec une prise de disponible.

-Mince, réalisai-je, j’ai laissé le chargeur chez moi !

-Je n’en ai pas besoin tout de suite, ça peut attendre. (Elle tourna l’objet entre ses doigt, l’examinant.) C’est une carte prépayée ? Il y a combien dessus ?

-Plus de vingt dollars, répondis-je.

-Super, j’en aurais pour un moment avec alors. (Elle s’adressa à Edward.) Avant qu’on aborde le sujet qui nous préoccupe tous vraiment, est-ce que je peux te demander une dernière chose ?

Tout ce que tu veux, répondit-il du tac au tac.

Le joli front de Camilla se plissa sous l’effet de l’inquiétude.

-Est-ce que tu pourrais téléphoner à mon père ? Je l’appelle chaque semaine en général et là ça fait quinze jours qu’il n’a pas eu de mes nouvelles, il doit être mort d’inquiétude… Et j’ai peur que quelqu’un ait essayé de l’approcher en prétextant me connaître, pour essayer de le faire parler…

Envoie-moi son numéro. Que veux-tu que je lui dise ?

Elle hésita un court instant.

-Il faut qu’il se tire. Il faut qu’il parte du New Hampshire. Pas besoin de se planquer, il peut rejoindre nos cousins dans le Michigan, mais il doit pas rester où il est. C’est trop proche de New York.

Paul et moi échangeâmes un regard étonné. La situation était si grave qu’elle devait dire à sa famille de mettre les voiles ? Qui avait-elle bien pu se mettre à dos ?

(Paul avait parié sur la mafia. Moi sur un lobby des armes.)

Pas de soucis, je lui transmettrai. Par contre, s’il me demande dans quoi tu t’es fourrée, je lui dis quoi ?

Elle se passa la main sur le front, l’air épuisée.

-Quelque chose qui me dépasse, visiblement. (Elle pinça les lèvres.) Tu as toujours mon carnet ?

Oui. Par contre je n’arrive pas à m’y retrouver, tu as trop de numéros, de contacts, de notes… Impossible de comprendre quoi que ce soit, tu es trop brouillon.

Elle soupira.

-Je sais, je sais…

Tu veux qu’ils sortent de la pièce ? demanda-t-il soudain. Tu ne souhaites peut-être pas discuter du boulot devant eux ?

Camilla leva les yeux sur Paul et moi, je réalisai qu’il parlait de nous. À peine ouvris-je la bouche pour protester qu’elle répondait déjà :

-Non, ils devraient entendre ce que j’ai à dire pour savoir ce qui les attend s’ils nous aident, secoua-t-elle la tête. Ils courent d’énormes risques, autant qu’ils sachent pourquoi.

Elle s’assit sur le sol et nous fit signe de l’imiter. Une fois que nous fûmes tous installés, elle se râcla la gorge et entama son récit.

-Je suivais un type qui travaille sur des placements financiers, dans une banque. J’avais reçu l’info d’un indic : apparemment ce mec était pas très clair, il détournait quelques milliers de dollars par-ci par-là si on le lui demandait. Je pensais qu’il agissait seul, mais certains de ses potes, qui travaillent pour des entreprises différentes, font pareil que lui. Et les amis de ses amis. Ils sont une bonne quinzaine à travers la ville et ce réseau s’étend peut-être aussi au reste du pays –je n’ai pas encore eu le temps d’enquêter.

Son regard passait de moi à Paul et revenait de temps à autre sur le téléphone, où on voyait le visage d’Edward. Ses yeux brillaient d’excitation, elle devait vraiment aimer son métier pour en parler avec autant de passion.

-Je le suivais presque tous les jours pour essayer de réunir plus d’éléments pour mon article et obtenir les noms de ses contacts. Enfin, je voulais surtout découvrir pour qui ils faisaient ça, parce que ça n’avait pas l’air d’être pour leur propre compte. C’est là que j’ai surpris leur réunion dans un immeuble abandonné. Je prenais des photos grâce à mon trépied quand j’ai vu qu’un des hommes avait dégainé un pistolet. J’ai sorti mon portable pour filmer en même temps, mais ils m’ont aperçue. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de toute ma vie…

Elle s’arrêta là, nous étions tous suspendus à ses lèvres.

-Et ? fis-je, haletant.

-Et c’est tout, fit-elle.

-Quoi ? s’exclama Paul. Tu plaisantes ? Les types pris en photo ont flingué quelqu’un en direct ! Pourquoi ? Qui sont-ils ? Comment ça se fait qu’ils aient des contacts dans la police ?

-J’aimerais bien le savoir moi aussi, fronça-t-elle les sourcils, visiblement aussi frustrée que nous. Mais en dehors du type que je filai et de ces deux amis, dont celui qui s’est fait tuer sous mes yeux, je ne connais pas les hommes qui étaient avec eux.

Je déglutis, mal à l’aise.

-Mais alors, ça signifie que les seuls capables d’identifier ces mecs, c’est…

… la police, conclut sombrement Edward. Il va falloir attendre qu’ils aient mené leur enquête pour en savoir plus, en espérant que les preuves ne « disparaissent » pas à nouveau.

Camilla grimaça. Elle resterait une fugitive tant que ses poursuivant ne seraient pas mis derrière les barreaux.

-Génial, grommela-t-elle. Je suis vraiment pas dans le pétrin, là.

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