Apprenties sorcières (2) – L’Eau

-Au revoir, je fais en sortant du magasin d’occultisme, à la prochaine.

Je vois la pluie qui tombe dans la rue. Ah, je sens que je vais avoir droit à une douche gratuite. Je rabats la capuche de mon sweat-shirt sur ma tête et me mets à courir entre les gouttes pour ne pas me retrouver trempé. La vache, il tombe des cordes ! Un vrai déluge !

Je me dirige droit vers l’abribus, mes vêtements déjà imprégnés d’eau. Je souffle et mets mes mains dans mes poches. Je vais attendre que l’averse se calme pour rejoindre le métro plus loin. Je ne suis pas pressé.

Je fixe la route où la pluie s’écoule en une sorte de petite rivière sans vraiment la voir. Mon esprit est déjà ailleurs, concentré sur autre chose. Je pense à Daphné et à la Communauté des sorciers.

La petite apprend bien tout ce que je lui enseigne ; elle ne fait pas preuve de dons exceptionnels, mais elle retient ce que je lui dis et le mets en pratique. Si on prend en compte son jeune âge, elle est très assidue.

J’ai reçu plusieurs avertissements de la part de mes pairs, et je m’attends à recevoir un blâme un de ces jours si je la garde avec moi. Oh, ça ne m’inquiète pas outre mesure, j’ai reçu de plus sérieuses menaces quand je pratiquais des sortilèges dangereux et douteux à l’époque. Mais la petite est mineure. Elle ne se rend pas compte de ce qui l’attend quand elle aura achevé sa formation. Elle devra assumer ses actes et évoluer sans appartenir à aucun clan. J’espère qu’elle saura trouver sa place et ne pas se faire écraser par les autres parias du monde des sorciers.

Je suis tiré brusquement de mes pensées en réalisant qu’il y a quelqu’un à côté de moi. Je n’ai pas entendu de bruits de pas, on aurait pu croire que cette personne s’était matérialisée sur place comme par magie.

Mon cœur rate un battement. C’est une jeune femme vêtue d’un imperméable beige sous lequel elle porte une jupe blanche et des bottes noires. Elle a à la main un parapluie immaculé avec de petites fraises rouges imprimées dessus. Elle a une allure très noble, elle se tient le dos droit sans aucun effort alors que je suis naturellement voûté. Une impression de quiétude, de bienveillance tranquille se dégage d’elle. Elle regarde devant elle, comme si elle ne m’avait pas remarqué.

-Jézabel, je dis, comme si j’avais trouvé la réponse à une question qu’on m’avait posée.

Elle se tourne vers moi, le sourire aux lèvres, pas le moins du monde surprise de me voir à ses côtés.

-Oh, Nerabass. Quelle coïncidence.

On dirait qu’elle vient d’apercevoir une vieille connaissance. Son ton léger est teinté d’ironie, je doute que ce soit le hasard qui ait fait se croiser nos chemins.

-Que fais-tu dans le coin ? je demande.

-Je me promène, et vous ?

– Je suis allé acheter des ingrédients pour montrer à ta sœur comment préparer une potion de Malédiction générationnelle, j’explique en soulevant mon sac de plantes et de flacons. Tu te balades par un temps pareil, vraiment ?

Elle m’adresse un regard malicieux, ses yeux pétillant de ruse. Une mèche de ses cheveux couleur chocolat épouse la forme de sa joue, collée à sa peau à cause de la pluie. Je réalise que la courbe de ses lèvres est tout bonnement… hypnotisante.

-J’aime tous les temps, voyons ! Le soleil est source de vie, la pluie est rafraîchissante, la neige met du baume au cœur… Je suis contente, peu importe ce que la météo nous offre. (Elle se tait, nous observons l’eau tomber du ciel en silence.) Avez-vous envie de marcher ?

-Mon frère sait-il que tu es sortie ? je lâche.

-Oui, dit-elle, surprise par ma question.

-Et sait-il que tu es en ma compagnie ? Encore ? j’insiste.

Elle fait la moue, et s’il s’agissait d’une autre, je pourrais croire qu’un éclat de condescendance est en train de briller dans ses yeux bruns.

-Non. Je n’ai pas de compte à lui rendre. Et il ne s’intéresse pas à mes déplacements.

Elle se passe les doigts dans les cheveux, les ramenant en arrière, et s’avance au bord de la route. Elle traverse après avoir laissé passer une voiture. Je la suis.

Bizarrement, imaginer qu’Arthur sait qu’elle est avec moi en ce moment me rassurerait. Qu’une personne responsable et avec la maturité nécessaire soit au courant du genre de sale type avec qui elle parle occasionnellement. Comment parvient-elle à le duper ?

Et d’ailleurs, domment arrive-t-elle à me surprendre à chaque fois ?

-Un jour j’aimerais bien arriver à comprendre comment tu réussis à me trouver… Je suis bardé de sorts empêchant ma localisation et suis normalement invisible aux yeux de mes pairs.

-Je vous l’ai dit, fait-elle avec une indifférence suspecte, c’est une coïncidence. J’étais sortie uniquement pour me dégourdir les jambes. (Elle me jette un regard de biais, inquiète soudain.) Vous n’êtes pas content de me voir ?

-Au contraire, je suis toujours heureux quand nos chemins se croisent… mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que nous passions du temps ensemble.

-Ah ? Pourquoi ?

Je choisis soigneusement mes mots. Nous marchons côte à côte le long des hautes grilles d’un parc. Petit à petit la pluie imprègne mon sweat noir et mon jean qui se gorgent d’eau, pourtant je ne ressens pas le froid. Je suis immunisé.

-Je suis beaucoup plus âgé que toi. J’ai une très mauvaise réputation parmi les sorciers. Je ne voudrais pas que tu ruines tes chances de succès en étant avec moi…

-Nous ne faisons que discuter, où est le mal ?

-… et tu sers le Bien. Nos voies sont opposées, nous sommes des ennemis naturels. (Elle lève les yeux au ciel, mes mots ne la convainquant pas.) Jamais nous ne pourrons être amis, ou nous entendre.

-Ne me dites pas que vous croyez à ces bêtises, s’agace-t-elle . Je vous pensais un peu plus subtil que ça !

Nous entrons dans le parc, nous suivons le chemin qui serpente à travers le gazon d’un vert radioactif. Des gens nous dépassent, pressés.

-Nous sommes complémentaires, reprend-elle d’un ton plus calme. Nos voies dépendent l’une de l’autre, le Bien et le Mal sont les deux faces d’une même pièce.

En même temps qu’elle dit cela, je sens son propre pouvoir l’entourer comme une aura positive et chaude. Invisible, elle m’englobe moi et tout ce qui l’environne, je dois me concentrer pour ne pas être aspiré. De telles capacités à un âge aussi jeune, alors qu’elle n’a qu’une année de Formation derrière elle… je crains pour l’avenir de la voie du Mal, vraiment ! Même moi, avec toute l’expérience que je possède, je dois être attentif à ce que mon énergie négative ne soit pas lentement mais sûrement érodée par la sienne.

Elle tourne brusquement son visage vers le mien et j’ai la sensation qu’elle a suivie exactement le même cheminement de pensée que moi. Sans qu’elle ait besoin de le dire à haute voix, je sais qu’elle craint de me faire souffrir.

-Ne t’inquiète pas, je la rassure, je suis assez fort pour ne pas être submergé par ton pouvoir. (J’éclate de rire, réalisant soudain : ) C’est le comble ! D’habitude je dois contenir le mien pour ne pas écraser les autres sorciers, et là c’est toi qui es pleine d’égards. Une jeune apprentie du Bien qui se fait du souci pour un dangereux criminel en cavale qui sert le Mal .

Elle réfléchit, nous passons près d’un étang qui reflète les nuages gris. Sa surface est troublée par la pluie qui tombe inlassablement.

-C’est vrai que vous êtes incroyablement puissant, murmure-t-elle.

-Pas tellement, je la corrige vivement. De nombreux sorciers sont aussi forts que je le suis, et mon frère…

-Votre frère est un imbécile, me coupe-t-elle.

Je cligne des yeux, surpris par son ton assuré, puis me reprends.

-Je ne vais pas prétendre le contraire, je ricane. C’est un crétin prétentieux imbu de lui-même et condescendant. Néanmoins, il s’agit de ton Maître, et tu ne l’as pas choisi pour…

-Je l’ai choisi en sachant qu’il était un imbécile, m’interrompt-elle à nouveau. (Son regard se perd dans la contemplation d’un couple d’oiseaux qui vole au-dessus des arbres ; on dirait qu’elle m’a oublié, mais elle poursuit.) Je l’ai choisi parce que je savais qu’il accepterait pour vous mettre des bâtons dans les roues. Ça m’était égal. Je crois que, d’une certaine manière, je voulais narguer ma sœur et lui prouver que même en suivant la voie du Bien on peut accomplir de grandes choses.

Soudain ses pieds décollent du sol et, avec la légèreté d’une bulle de savon, elle s’élève dans l’air pour se mettre à flotter. Je l’observe, estomaqué. Elle semble tellement sereine… les yeux clos, les traits détendus et son parapluie toujours à la main… Je me perds dans sa contemplation, fasciné par la facilité avec laquelle elle joue avec la magie, semblant ne même pas avoir eu besoin de l’apprivoiser. Elle la manie comme si elle ne faisait qu’un avec elle, on dirait qu’elle l’utilise comme elle respire, parfois sans même s’en rendre compte.

-Mais je regrette à présent, lâche-t-elle en ouvrant les yeux. En la provoquant, je l’ai rendue encore plus hargneuse. Elle est tout le temps en compétition avec moi, elle cherche désespérément à me surpasser au lieu de se surpasser elle-même. (Elle m’adresse un regard empreint de compassion.) Quant à votre frère…, il s’obstine à vous haïr parce qu’il n’a pas votre renommée. Il ne s’est pas rendu compte que vous êtes parti pour le protéger, et non pas pour le rabaisser.

Elle descend doucement et ses bottes touchent le sol. Elle atterrit en douceur et repart comme si de rien n’était, avançant jusqu’à une gloriette devant nous. Une fois au sec elle plie délicatement son parapluie et s’assied sur un banc. Je reste à un mètre d’elle, debout, et m’appuie contre la rambarde. J’ôte ma capuche et ébouriffe mes cheveux noirs trempés. Une goutte tombe d’une mèche de ma frange et s’écrase sur ma joue.

-Tu sembles penser que tu es douée pour cerner les hommes ! je remarque -un brin sarcastique.

Elle éclate de rire. Le son est léger, cristallin.

-Oh, pas seulement les hommes. J’arrive à cerner les gens très vite, et très bien.

-Je serais curieux de savoir ce que tu as à dire à mon sujet.

-Oh, vous n’êtes pas si difficile à comprendre.

-Vraiment ? je siffle.

Elle se lève et croise les bras, m’examinant comme un spécimen intrigant, puis elle pose son index sur son menton.

-Vous êtes un homme qui joue un rôle, le rôle du vilain sorcier adepte d’occultisme et qui en plaisante. Cet humour que vous avez -et qui est terriblement craquant, si vous voulez mon avis – fait partie de votre personnage et cache en réalité à quel point vous souffrez. (Je fronce les sourcils.) Vous vous isolez des autres, mais au fond vous vous sentez seuls. Vous repoussez vos pairs, affichez de terribles tatouages sur tout le corps pour faire fuir les sorciers, mais personne n’a jamais compris que c’était pour les protéger.

-Les protéger de quoi ? je la coupe abruptement.

-De votre immense pouvoir. (Elle s’approche de moi, je reste muet.) C’est pour ça que vous avez fui votre frère et votre famille. Nerabass, vous n’êtes pas comme eux, et vous aviez peur de les blesser.

-Non, je me suis tiré parce que les Serviteurs du Mal étaient traités comme des loques par mon clan, je corrige.

-En partie, oui. (Elle pose la main sur mon bras, je baisse les yeux, surpris par son geste.) Mais au fond, je sais que vous êtes quelqu’un de bien.

-Je n’ai jamais rien entendu d’aussi absurde, je lâche d’une voix blanche.

-C’est d’ailleurs la différence fondamentale qu’il y a entre nous, continua-t-elle, ne semblant pas m’entendre. Vous êtes un faux méchant… (Elle lève les yeux sur moi, tout mon corps est soudain parcouru d’un frisson.) …alors que moi je ne suis pas une vraie gentille.

On dirait qu’elle vient de me confier un lourd secret, j’ai du mal à lire entre les lignes et à saisir le véritable sens de ses mots. Je suis trop agité pour me pencher dessus, troublé par sa proximité ; j’en ai assez de son analyse, de son ton assuré… Je lui chope le poignet et glisse mon bras dans son dos pour l’attirer à moi. Je me sens très satisfait en la voyant papillonner des yeux et perdre un peu de son aplomb.

-Ah oui ? Je suis un faux méchant ? je susurre, venimeux. Tu me sous-estimes Jézabel : je suis un des plus dangereux sorciers du vingt et unième siècle. J’ai tué des dizaines de personnes lors de duels. Je leur ai ôté la vie et leur pouvoir est venu alimenter le mien. J’ai lancé des sortilèges qui ont conduit des villages à la famine, mes colères ont soulevé des ouragans qui ont dévasté carrément des pans entiers de pays. Je vis et me repais de l’obscurité, du malheur des gens et du sang versé.

Elle m’observe attentivement puis, de sa main libre, elle effleure ma joue de l’index et vient caresser ma lèvre inférieure. Ma peau brûle à son contact.

-Je n’ai pas peur de vous, murmure-t-elle.

-Tu devrais pourtant. (Elle veut poser sa tête contre mon torse, je tente de la repousser, riant : ) arrête ! Tu vas être mouillée !

Elle ne m’écoute pas et pose sa tempe contre ma poitrine, je soupire. Ses cheveux vont être humides et ses mains aussi. Je resserre mes bras autour d’elle. Son pouvoir est chaud, rayonnant, je peux presque sentir mon sweat sécher à son contact. Je me laisse emporter un instant par sa force, serein tout à coup.

-Oui, je répète. Je suis toujours heureux quand nos chemins se croisent.

Elle sourit, fermant les yeux. Elle écoute mon cœur, qui lui dit que je suis sincère.

-Moi aussi, souffle-t-elle.

Nous restons immobiles pendant cinq, dix, vingt minutes. À l’abri sous la gloriette, la pluie continue de tomber tout autour de nous. Des personnes passent de temps à autre sur les sentiers au loin, ne nous voyant pas, ou ne faisant peut-être pas attention à nous.

Elle se recule soudain et lève ses yeux couleur chocolat au lait sur moi.

-C’est la cinquième fois que nous nous voyons de la sorte, dit-elle. Est-ce que vous seriez d’accord de… m’embrasser ?

-Je ne sais pas, je soupire. J’ai seize ans de plus que toi, et j’ai tout de même une morale…

-Alors, on va dire que je ne vous laisse pas le choix. Fermez les yeux, fait-elle dans un souffle.

J’obtempère, amusé qu’elle mène la danse. Je n’ai jamais participé à ce genre de petit jeu. Si c’est nouveau pour elle, ça l’est aussi pour moi.

Elle pose ses mains sur mon torse et je la sens se hisser sur la pointe des pieds. Le temps reste suspendu, je sens son souffle sur mes lèvres ; c’est un supplice et un délice, je n’ai jamais ressenti cela auparavant. Quand elle pose sa bouche sur la mienne c’est une délivrance. Sa peau est fraîche et humide à cause de la pluie, ses cheveux coupés au carré caressent mon menton. J’en veux plus.

Je saisis son poignet et approfondis notre baiser. Elle gémit, surprise par mon ardeur.

-Je suis ravie de constater que la langue de cabri peut aussi être utilisée à bon escient, souffle-t-elle en se reculant, rieuse.

Je ris et ouvre les paupières. Elle n’est plus là.

Je regarde aux alentours puis baisse les yeux sur mes doigts, qui retenaient son poignet. À présent ils sont en train de serrer son parapluie blanc imprimé de petits cœurs rouges. Elle a disparu, me laissant seul avec la pluie.

Et avec un petit morceau d’elle. Je souris.

-Ça, c’est de la belle magie, je murmure, admiratif. Je suis… conquis.

J’ouvre le parapluie et quitte la gloriette, m’en allant d’un pas léger.

 


Note de l’auteur: Pour ceux qui ont remarqué pour le parapluie, oui c’est fait exprès 😀

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