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Mr et Mme Personne 1/4

Monsieur et Madame Personne

Épisode 1/4

Je suis un homme on ne peut plus ordinaire. Tout le monde vous le dira (mes collègues, mes proches, même mes parents) je mène une vie banale et il ne m’arrive jamais rien de palpitant. Je ne souhaite pas qu’il en soit autrement et je n’ai pas forcément envie que ma situation change.

Je vis dans une ville calme et travaille comme cadre dans une boîte qui ressemble à beaucoup d’autres. Justement, avant d’aller à mon bureau, je m’arrête dans mon café habituel, comme je le fais tous les matins. J’aime la routine, que les événements ne diffèrent pas et s’enchaînent comme du papier à musique. Tout ce qui sort de l’ordinaire me désarçonne, j’aime savoir ce qui m’attend à l’avance.

J’entre donc dans le café dans lequel je vais toujours chercher un macchiato brûlant et un croissant. Mais à ce moment-là je suis foudroyé sur place.

Au fond de la petite boutique se tient une jeune femme.

Sainte Marie mère de Dieu !

Attendez, ne vous méprenez pas ! J’ai l’habitude de voir des femmes, tous les jours. Mais celle-ci… Elle sort vraiment du lot. Comment vous la décrire ? Elle est exceptionnelle, vraiment exceptionnelle, du genre qu’on ne rencontre qu’une ou deux fois dans une vie. Je m’oblige à fermer la bouche et à me décaler pour ne pas bloquer l’entrée aux gens qui commencent à s’impatienter derrière moi.

Ses cheveux noirs et brillants sont lâchés sur ses épaules en boucles larges et encadrent son magnifique visage. Ses yeux bruns soulignés d’un élégant trait noir sont perdus dans le vague. Elle a la peau d’un beau brun clair et je me fais la réflexion qu’elle doit probablement venir d’Amérique du Sud. (Où exactement, je ne saurais le dire, je ne possède pas le genre de talent permettant de deviner le pays d’origine d’une personne juste en observant ses traits.) Elle porte un t-shirt tout ce qu’il y a de plus simple, mais il semble avoir été créé pour la mettre en valeur. Elle a des bottines noires à talons carrés aux pieds, un jean bleu foncé et une veste en cuir est posée sur le dossier de sa chaise.

Quand elle lève soudain son regard sur moi, sentant qu’on l’examine (à raison), je réalise que je viens de tomber amoureux d’elle. Elle me contemple une seconde, juste surprise de découvrir qu’on la fixe et non pas fâchée comme je l’aurais cru –trop tard, j’ai tourné la tête pour ne pas qu’elle me prenne pour un idiot.

En commandant mon café, j’ai le cœur qui résonne sourdement à mes oreilles et je suis dans tous mes états. Elle m’a vu. Elle a vraiment des yeux superbes. Me regarde-t-elle encore ? Je sens ses iris posés sur mon dos qui me réchauffent la nuque. Je dois trouver un prétexte pour l’aborder…

Quoi ?! Ça ne m’arrive jamais d’entamer la conversation avec quelqu’un, comme ça, dans un tea-room. Il me faut au moins un prétexte. Je me sers de sucre, ma main tremble légèrement. Elle va remarquer que je m’intéresse à elle ! Je suis fou, il faut que je me tire d’ici en conservant un minimum de dignité !

Je me tourne. Elle lève à nouveau les yeux, nos regards se rencontrent. Un sourire amical fend malgré moi mon visage.

-Bonjour, je lui dis, ma voix étant beaucoup plus posée que je ne l’aurais cru.

-Bonjour, répond-elle poliment en me rendant mon sourire.

Elle semble attendre que je poursuive, j’y vois ma chance. (Oui, mais ma chance de faire quoi ?!) Je pointe la baie vitrée donnant sur l’extérieur.

-Belle journée n’est-ce pas ?

Je n’aurais pas pu faire encore plus banal ! Heureusement qu’il fait beau, parce que sinon j’aurais eu l’air con. Son sourire s’accentue légèrement –apparemment mon bavardage ne l’ennuie pas.

-Effectivement. Le temps est superbe aujourd’hui, il ne risque pas de pleuvoir.

Je me mets à paniquer lorsque je ne trouve rien à répliquer. Elle attend de moi une répartie, quelque chose ! Mais en même temps continuer ce dialogue stérile sur la météo serait idiot. “Aller, vas-y, dis un truc, n’importe quoi !” je m’intime. “Elle attend ! » (Argh, pourquoi la drague c’est aussi difficile ?!)

-Est-ce que je peux m’asseoir à votre table ?

C’est sorti tout seul. Un peu plus et je me foutrais des claques ; une femme comme elle doit souvent être approchée par des hommes, elle doit être habituée à ce type de manœuvre –et à éconduire les gêneurs également.

Elle est surprise par ma question, mais elle semble y réfléchir. Finalement, elle acquiesce.

-Je vous en prie.

N’en croyant pas mes oreilles, je tire la chaise comme dans un rêve et m’assieds. Mais elle lève la main comme pour m’arrêter, je me fige :

-Oh! Euh, pourriez-vous vous décaler d’à peine quelques centimètres ? demande-t-elle d’un ton embarrassé. J’aime bien la vue…

Je me tourne. Effectivement, on voit le parc à travers la vitrine, et ce tableau au petit matin est plutôt joli. Je me pousse sur la droite, désireux de lui plaire, ne me doutant pas qu’elle a autre chose en tête que d’admirer les arbres. (Mais bon, ça, je le découvrirai plus tard!)

Mes yeux se posent une microseconde sur l’horloge accrochée au mur derrière elle, je chasse mon travail de mon esprit. Je vais certainement arriver en retard… Tant pis. (De toute façon, ce n’est pas comme si j’étais indispensable.)

-Désolée, fait-elle.

-Ce n’est rien, je dis en chassant sa remarque d’un geste désinvolte de la main. (Mes yeux tombent sur sa tasse.) Que buvez-vous ?

-Du thé noir. Et vous-même ?

-Macchiato, je souris en soulevant mon thermos. (Ses yeux suivent l’objet, elle en tire la conclusion logique –que d’habitude je le prends à l’emporter. Je tente de détourner son attention.) Est-ce que j’ose vous demander votre nom ?

-Fernanda, répond-elle, n’ayant pas l’air de trouver ça indiscret.

-Et moi je m’appelle Mike.

-Vous venez souvent ici pour déjeuner ? poursuit-elle d’un ton badin.

-Quasiment tous les jours.

-Moi c’est la première fois, mais j’aime bien l’atmosphère… En tout cas, ça doit vraiment vous plaire pour que vous y retourniez tous les jours !

Elle ne laisse pas de creux s’installer et se transformer en silence gênant. Je dois me retenir de la couver des yeux, me faisant la réflexion que ça doit être une femme gentille.

Mais pile à ce moment-là, son regard se pose derrière moi. Elle se fige.

Et c’est l’apocalypse.

Elle saisit la table ronde entre nous et la balance violemment sur le côté sans une seconde d’hésitation. Je n’ai même pas le temps de réagir qu’elle chope mon col et me tire contre elle, se laissant tomber en arrière –moi avec. Elle atterrit sur le dos et, ne possédant pas de réflexes aussi performants, je ne peux faire autrement que m’écraser sur elle.

Des tirs de mitraillettes ont comme qui dirait frôlé le sommet de mon crâne lors de ma chute…

Des balles passent à travers la vitrine de la devanture et vont se figer dans le mur du fond du café. Il y a des cris –de peur et de douleur – tandis que les clients réalisent ce qu’il se passe. Moi-même je n’ai pas encore tout compris ; il y a une seconde, on parlait tranquillement et là, je me retrouve par terre et c’est la troisième guerre mondiale…

Elle ne s’arrête pas là. Je ne m’en suis pas rendu compte de suite, mais avant de nous faire chuter elle a glissé son tibia gauche contre ma hanche et elle n’a qu’à tourner sur son côté droit pour inverser les rôles et me chevaucher.

-Bordel de merde, jure-t-elle entre ses dents serrées.

Ses cheveux caressent mon visage, exhalant une douce odeur de pêche. Elle tend la main vers sa veste en cuir tombée par terre et en sort un pistolet.

-Apparemment je me suis trompée, le temps s’est gâté d’un coup ! marmonne-t-elle.

Elle enlève la sécurité du pistolet. Les rafales de tirs continuent inlassablement, je voudrais crier, mais le son horrifié que je voudrais produire est coincé dans ma gorge. Qui sont les gens qui s’appliquent à détruire le tea-room? Pourquoi Fernanda ne semble-t-elle pas plus choquée que ça ? Pourquoi se balade-t-elle en ville avec une putain d’arme à feu ?!?

Elle rampe sur les coudes pour s’éloigner, restant bien à terre, et se dirige vers le couloir au fond du café. Pris d’une impulsion, je la suis (elle a l’air de savoir ce qu’elle fait !) et saisis son blouson de cuir au passage.

(Bah quoi ? Peut-être en aura-t-elle besoin !)

Une fois à l’abri derrière le mur du couloir, elle profite d’une accalmie pour tirer sur les tarés qui nous ont attaqués. Elle me jette un coup d’oeil surpris du genre “Tiens ? Toujours vivant ?” quand elle réalise que je l’ai suivie pour me cacher moi aussi.

-Bordel ! je lâche en m’adossant à la paroi. C’est qui ces mecs ?

-Peu importe, il faut partir d’ici au plus vite.

Vraiment ? je songe.

-Oui, évidemment, mais ça ne vous intéresse pas de savoir qui cherche à vous tuer?

-La liste est longue, rit-elle . Mais vous pouvez toujours aller leur demander si ça vous tient à cœur.

Elle s’attache les cheveux en une queue de cheval tout en se baissant, tandis que des coups trouent le mur au-dessus de sa tête. Elle se tasse pour rester le plus près possible du sol, je ne peux pas m’empêcher de remarquer que ses yeux brillants de malice sont tout ce qu’il y a de plus charmant.

-Je vais répliquer, d’accord ? Comptez jusqu’à quatre, et nous courrons vers la porte là-bas pour sortir. Prêt ?

-Quoi ? Mais pourquoi quatre ? D’habitude c’est trois non ? (Je fronce les sourcils.) Pourquoi est-ce que je pose des questions aussi stupides ?

-C’est parti ! lance-t-elle, m’ignorant.

Elle se redresse et se penche pour tirer en direction de la vitrine, sa rapidité me stupéfie. J’ai à peine le temps de me reprendre et de commencer à compter qu’elle fait volte-face et me chope par le bras pour m’entraîner derrière elle.

Une fois dehors elle ne s’arrête pas et court dans la rue, moi sur les talons. Lorsque nous avons mis trois blocs entre nous et la fusillade, nous nous insérons entre deux immeubles. Elle vérifie que nous n’avons pas été suivis, tandis que je tente désespérément de reprendre mon souffle.

-Qui… Qui êtes-vous ? je halète.

-Euh, je crois qu’il vaut mieux pas que vous le sachiez, pour votre sécurité.

-Vous êtes une sorte d’agent secret ? (Je réalise quelque chose.) C’est vous que ces gens visaient, je me trompe ?

-Hum, probablement. (J’ouvre la bouche pour lui poser le petit millier de questions que j’ai à la bouche, mais elle s’avance vers moi.) Je suis vraiment désolée que vous ayez eu à subir ça, vous devez être profondément choqué…

Je me redresse et me racle la gorge, n’ayant pas envie de passer pour un trouillard.

-Non-non, je vais bien.

Par contre, c’est assez horrible pour les gens qui viennent d’être tués par votre faute. (Je garde ce commentaire pour moi.)

-Tant mieux. (Elle plante son regard dans le mien.) Je vous conseille de rentrer chez vous, ou d’aller à votre travail comme d’habitude, et d’oublier tout ça.

-Tout ça ? je répète, incrédule.

-La fusillade, moi… Vous n’avez jamais été dans ce café ce matin. Il ne s’est rien passé.

Non ! Je ne veux pas l’oublier ! J’aimerais la revoir, continuer à lui parler… Je tends la main vers elle comme pour la retenir, elle recule en direction de la rue d’un air désolé.

-J’ai été ravie de discuter avec vous. Sincèrement.

Elle fait volte-face et passe le coin de l’immeuble. Je débouche dans la rue, essayant vainement de la rattraper. Je regarde à gauche, à droite.

Elle a déjà disparu…

Apprenties sorcières (2) – L’Eau

-Au revoir, je fais en sortant du magasin d’occultisme, à la prochaine.

Je vois la pluie qui tombe dans la rue. Ah, je sens que je vais avoir droit à une douche gratuite. Je rabats la capuche de mon sweat-shirt sur ma tête et me mets à courir entre les gouttes pour ne pas me retrouver trempé. La vache, il tombe des cordes ! Un vrai déluge !

Je me dirige droit vers l’abribus, mes vêtements déjà imprégnés d’eau. Je souffle et mets mes mains dans mes poches. Je vais attendre que l’averse se calme pour rejoindre le métro plus loin. Je ne suis pas pressé.

Je fixe la route où la pluie s’écoule en une sorte de petite rivière sans vraiment la voir. Mon esprit est déjà ailleurs, concentré sur autre chose. Je pense à Daphné et à la Communauté des sorciers.

La petite apprend bien tout ce que je lui enseigne ; elle ne fait pas preuve de dons exceptionnels, mais elle retient ce que je lui dis et le mets en pratique. Si on prend en compte son jeune âge, elle est très assidue.

J’ai reçu plusieurs avertissements de la part de mes pairs, et je m’attends à recevoir un blâme un de ces jours si je la garde avec moi. Oh, ça ne m’inquiète pas outre mesure, j’ai reçu de plus sérieuses menaces quand je pratiquais des sortilèges dangereux et douteux à l’époque. Mais la petite est mineure. Elle ne se rend pas compte de ce qui l’attend quand elle aura achevé sa formation. Elle devra assumer ses actes et évoluer sans appartenir à aucun clan. J’espère qu’elle saura trouver sa place et ne pas se faire écraser par les autres parias du monde des sorciers.

Je suis tiré brusquement de mes pensées en réalisant qu’il y a quelqu’un à côté de moi. Je n’ai pas entendu de bruits de pas, on aurait pu croire que cette personne s’était matérialisée sur place comme par magie.

Mon cœur rate un battement. C’est une jeune femme vêtue d’un imperméable beige sous lequel elle porte une jupe blanche et des bottes noires. Elle a à la main un parapluie immaculé avec de petites fraises rouges imprimées dessus. Elle a une allure très noble, elle se tient le dos droit sans aucun effort alors que je suis naturellement voûté. Une impression de quiétude, de bienveillance tranquille se dégage d’elle. Elle regarde devant elle, comme si elle ne m’avait pas remarqué.

-Jézabel, je dis, comme si j’avais trouvé la réponse à une question qu’on m’avait posée.

Elle se tourne vers moi, le sourire aux lèvres, pas le moins du monde surprise de me voir à ses côtés.

-Oh, Nerabass. Quelle coïncidence.

On dirait qu’elle vient d’apercevoir une vieille connaissance. Son ton léger est teinté d’ironie, je doute que ce soit le hasard qui ait fait se croiser nos chemins.

-Que fais-tu dans le coin ? je demande.

-Je me promène, et vous ?

– Je suis allé acheter des ingrédients pour montrer à ta sœur comment préparer une potion de Malédiction générationnelle, j’explique en soulevant mon sac de plantes et de flacons. Tu te balades par un temps pareil, vraiment ?

Elle m’adresse un regard malicieux, ses yeux pétillant de ruse. Une mèche de ses cheveux couleur chocolat épouse la forme de sa joue, collée à sa peau à cause de la pluie. Je réalise que la courbe de ses lèvres est tout bonnement… hypnotisante.

-J’aime tous les temps, voyons ! Le soleil est source de vie, la pluie est rafraîchissante, la neige met du baume au cœur… Je suis contente, peu importe ce que la météo nous offre. (Elle se tait, nous observons l’eau tomber du ciel en silence.) Avez-vous envie de marcher ?

-Mon frère sait-il que tu es sortie ? je lâche.

-Oui, dit-elle, surprise par ma question.

-Et sait-il que tu es en ma compagnie ? Encore ? j’insiste.

Elle fait la moue, et s’il s’agissait d’une autre, je pourrais croire qu’un éclat de condescendance est en train de briller dans ses yeux bruns.

-Non. Je n’ai pas de compte à lui rendre. Et il ne s’intéresse pas à mes déplacements.

Elle se passe les doigts dans les cheveux, les ramenant en arrière, et s’avance au bord de la route. Elle traverse après avoir laissé passer une voiture. Je la suis.

Bizarrement, imaginer qu’Arthur sait qu’elle est avec moi en ce moment me rassurerait. Qu’une personne responsable et avec la maturité nécessaire soit au courant du genre de sale type avec qui elle parle occasionnellement. Comment parvient-elle à le duper ?

Et d’ailleurs, domment arrive-t-elle à me surprendre à chaque fois ?

-Un jour j’aimerais bien arriver à comprendre comment tu réussis à me trouver… Je suis bardé de sorts empêchant ma localisation et suis normalement invisible aux yeux de mes pairs.

-Je vous l’ai dit, fait-elle avec une indifférence suspecte, c’est une coïncidence. J’étais sortie uniquement pour me dégourdir les jambes. (Elle me jette un regard de biais, inquiète soudain.) Vous n’êtes pas content de me voir ?

-Au contraire, je suis toujours heureux quand nos chemins se croisent… mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que nous passions du temps ensemble.

-Ah ? Pourquoi ?

Je choisis soigneusement mes mots. Nous marchons côte à côte le long des hautes grilles d’un parc. Petit à petit la pluie imprègne mon sweat noir et mon jean qui se gorgent d’eau, pourtant je ne ressens pas le froid. Je suis immunisé.

-Je suis beaucoup plus âgé que toi. J’ai une très mauvaise réputation parmi les sorciers. Je ne voudrais pas que tu ruines tes chances de succès en étant avec moi…

-Nous ne faisons que discuter, où est le mal ?

-… et tu sers le Bien. Nos voies sont opposées, nous sommes des ennemis naturels. (Elle lève les yeux au ciel, mes mots ne la convainquant pas.) Jamais nous ne pourrons être amis, ou nous entendre.

-Ne me dites pas que vous croyez à ces bêtises, s’agace-t-elle . Je vous pensais un peu plus subtil que ça !

Nous entrons dans le parc, nous suivons le chemin qui serpente à travers le gazon d’un vert radioactif. Des gens nous dépassent, pressés.

-Nous sommes complémentaires, reprend-elle d’un ton plus calme. Nos voies dépendent l’une de l’autre, le Bien et le Mal sont les deux faces d’une même pièce.

En même temps qu’elle dit cela, je sens son propre pouvoir l’entourer comme une aura positive et chaude. Invisible, elle m’englobe moi et tout ce qui l’environne, je dois me concentrer pour ne pas être aspiré. De telles capacités à un âge aussi jeune, alors qu’elle n’a qu’une année de Formation derrière elle… je crains pour l’avenir de la voie du Mal, vraiment ! Même moi, avec toute l’expérience que je possède, je dois être attentif à ce que mon énergie négative ne soit pas lentement mais sûrement érodée par la sienne.

Elle tourne brusquement son visage vers le mien et j’ai la sensation qu’elle a suivie exactement le même cheminement de pensée que moi. Sans qu’elle ait besoin de le dire à haute voix, je sais qu’elle craint de me faire souffrir.

-Ne t’inquiète pas, je la rassure, je suis assez fort pour ne pas être submergé par ton pouvoir. (J’éclate de rire, réalisant soudain : ) C’est le comble ! D’habitude je dois contenir le mien pour ne pas écraser les autres sorciers, et là c’est toi qui es pleine d’égards. Une jeune apprentie du Bien qui se fait du souci pour un dangereux criminel en cavale qui sert le Mal .

Elle réfléchit, nous passons près d’un étang qui reflète les nuages gris. Sa surface est troublée par la pluie qui tombe inlassablement.

-C’est vrai que vous êtes incroyablement puissant, murmure-t-elle.

-Pas tellement, je la corrige vivement. De nombreux sorciers sont aussi forts que je le suis, et mon frère…

-Votre frère est un imbécile, me coupe-t-elle.

Je cligne des yeux, surpris par son ton assuré, puis me reprends.

-Je ne vais pas prétendre le contraire, je ricane. C’est un crétin prétentieux imbu de lui-même et condescendant. Néanmoins, il s’agit de ton Maître, et tu ne l’as pas choisi pour…

-Je l’ai choisi en sachant qu’il était un imbécile, m’interrompt-elle à nouveau. (Son regard se perd dans la contemplation d’un couple d’oiseaux qui vole au-dessus des arbres ; on dirait qu’elle m’a oublié, mais elle poursuit.) Je l’ai choisi parce que je savais qu’il accepterait pour vous mettre des bâtons dans les roues. Ça m’était égal. Je crois que, d’une certaine manière, je voulais narguer ma sœur et lui prouver que même en suivant la voie du Bien on peut accomplir de grandes choses.

Soudain ses pieds décollent du sol et, avec la légèreté d’une bulle de savon, elle s’élève dans l’air pour se mettre à flotter. Je l’observe, estomaqué. Elle semble tellement sereine… les yeux clos, les traits détendus et son parapluie toujours à la main… Je me perds dans sa contemplation, fasciné par la facilité avec laquelle elle joue avec la magie, semblant ne même pas avoir eu besoin de l’apprivoiser. Elle la manie comme si elle ne faisait qu’un avec elle, on dirait qu’elle l’utilise comme elle respire, parfois sans même s’en rendre compte.

-Mais je regrette à présent, lâche-t-elle en ouvrant les yeux. En la provoquant, je l’ai rendue encore plus hargneuse. Elle est tout le temps en compétition avec moi, elle cherche désespérément à me surpasser au lieu de se surpasser elle-même. (Elle m’adresse un regard empreint de compassion.) Quant à votre frère…, il s’obstine à vous haïr parce qu’il n’a pas votre renommée. Il ne s’est pas rendu compte que vous êtes parti pour le protéger, et non pas pour le rabaisser.

Elle descend doucement et ses bottes touchent le sol. Elle atterrit en douceur et repart comme si de rien n’était, avançant jusqu’à une gloriette devant nous. Une fois au sec elle plie délicatement son parapluie et s’assied sur un banc. Je reste à un mètre d’elle, debout, et m’appuie contre la rambarde. J’ôte ma capuche et ébouriffe mes cheveux noirs trempés. Une goutte tombe d’une mèche de ma frange et s’écrase sur ma joue.

-Tu sembles penser que tu es douée pour cerner les hommes ! je remarque -un brin sarcastique.

Elle éclate de rire. Le son est léger, cristallin.

-Oh, pas seulement les hommes. J’arrive à cerner les gens très vite, et très bien.

-Je serais curieux de savoir ce que tu as à dire à mon sujet.

-Oh, vous n’êtes pas si difficile à comprendre.

-Vraiment ? je siffle.

Elle se lève et croise les bras, m’examinant comme un spécimen intrigant, puis elle pose son index sur son menton.

-Vous êtes un homme qui joue un rôle, le rôle du vilain sorcier adepte d’occultisme et qui en plaisante. Cet humour que vous avez -et qui est terriblement craquant, si vous voulez mon avis – fait partie de votre personnage et cache en réalité à quel point vous souffrez. (Je fronce les sourcils.) Vous vous isolez des autres, mais au fond vous vous sentez seuls. Vous repoussez vos pairs, affichez de terribles tatouages sur tout le corps pour faire fuir les sorciers, mais personne n’a jamais compris que c’était pour les protéger.

-Les protéger de quoi ? je la coupe abruptement.

-De votre immense pouvoir. (Elle s’approche de moi, je reste muet.) C’est pour ça que vous avez fui votre frère et votre famille. Nerabass, vous n’êtes pas comme eux, et vous aviez peur de les blesser.

-Non, je me suis tiré parce que les Serviteurs du Mal étaient traités comme des loques par mon clan, je corrige.

-En partie, oui. (Elle pose la main sur mon bras, je baisse les yeux, surpris par son geste.) Mais au fond, je sais que vous êtes quelqu’un de bien.

-Je n’ai jamais rien entendu d’aussi absurde, je lâche d’une voix blanche.

-C’est d’ailleurs la différence fondamentale qu’il y a entre nous, continua-t-elle, ne semblant pas m’entendre. Vous êtes un faux méchant… (Elle lève les yeux sur moi, tout mon corps est soudain parcouru d’un frisson.) …alors que moi je ne suis pas une vraie gentille.

On dirait qu’elle vient de me confier un lourd secret, j’ai du mal à lire entre les lignes et à saisir le véritable sens de ses mots. Je suis trop agité pour me pencher dessus, troublé par sa proximité ; j’en ai assez de son analyse, de son ton assuré… Je lui chope le poignet et glisse mon bras dans son dos pour l’attirer à moi. Je me sens très satisfait en la voyant papillonner des yeux et perdre un peu de son aplomb.

-Ah oui ? Je suis un faux méchant ? je susurre, venimeux. Tu me sous-estimes Jézabel : je suis un des plus dangereux sorciers du vingt et unième siècle. J’ai tué des dizaines de personnes lors de duels. Je leur ai ôté la vie et leur pouvoir est venu alimenter le mien. J’ai lancé des sortilèges qui ont conduit des villages à la famine, mes colères ont soulevé des ouragans qui ont dévasté carrément des pans entiers de pays. Je vis et me repais de l’obscurité, du malheur des gens et du sang versé.

Elle m’observe attentivement puis, de sa main libre, elle effleure ma joue de l’index et vient caresser ma lèvre inférieure. Ma peau brûle à son contact.

-Je n’ai pas peur de vous, murmure-t-elle.

-Tu devrais pourtant. (Elle veut poser sa tête contre mon torse, je tente de la repousser, riant : ) arrête ! Tu vas être mouillée !

Elle ne m’écoute pas et pose sa tempe contre ma poitrine, je soupire. Ses cheveux vont être humides et ses mains aussi. Je resserre mes bras autour d’elle. Son pouvoir est chaud, rayonnant, je peux presque sentir mon sweat sécher à son contact. Je me laisse emporter un instant par sa force, serein tout à coup.

-Oui, je répète. Je suis toujours heureux quand nos chemins se croisent.

Elle sourit, fermant les yeux. Elle écoute mon cœur, qui lui dit que je suis sincère.

-Moi aussi, souffle-t-elle.

Nous restons immobiles pendant cinq, dix, vingt minutes. À l’abri sous la gloriette, la pluie continue de tomber tout autour de nous. Des personnes passent de temps à autre sur les sentiers au loin, ne nous voyant pas, ou ne faisant peut-être pas attention à nous.

Elle se recule soudain et lève ses yeux couleur chocolat au lait sur moi.

-C’est la cinquième fois que nous nous voyons de la sorte, dit-elle. Est-ce que vous seriez d’accord de… m’embrasser ?

-Je ne sais pas, je soupire. J’ai seize ans de plus que toi, et j’ai tout de même une morale…

-Alors, on va dire que je ne vous laisse pas le choix. Fermez les yeux, fait-elle dans un souffle.

J’obtempère, amusé qu’elle mène la danse. Je n’ai jamais participé à ce genre de petit jeu. Si c’est nouveau pour elle, ça l’est aussi pour moi.

Elle pose ses mains sur mon torse et je la sens se hisser sur la pointe des pieds. Le temps reste suspendu, je sens son souffle sur mes lèvres ; c’est un supplice et un délice, je n’ai jamais ressenti cela auparavant. Quand elle pose sa bouche sur la mienne c’est une délivrance. Sa peau est fraîche et humide à cause de la pluie, ses cheveux coupés au carré caressent mon menton. J’en veux plus.

Je saisis son poignet et approfondis notre baiser. Elle gémit, surprise par mon ardeur.

-Je suis ravie de constater que la langue de cabri peut aussi être utilisée à bon escient, souffle-t-elle en se reculant, rieuse.

Je ris et ouvre les paupières. Elle n’est plus là.

Je regarde aux alentours puis baisse les yeux sur mes doigts, qui retenaient son poignet. À présent ils sont en train de serrer son parapluie blanc imprimé de petits cœurs rouges. Elle a disparu, me laissant seul avec la pluie.

Et avec un petit morceau d’elle. Je souris.

-Ça, c’est de la belle magie, je murmure, admiratif. Je suis… conquis.

J’ouvre le parapluie et quitte la gloriette, m’en allant d’un pas léger.

 


Note de l’auteur: Pour ceux qui ont remarqué pour le parapluie, oui c’est fait exprès 😀

Under la cathé 8

Grâce à ma bonne nuit de sommeil, mon humeur s’améliora. Mais je faisais toujours des rêves étranges et confus, où les sons m’agressaient et les ombres se mélangeaient en une masse indistincte. C’était très étrange.

 

Je restais fidèle à moi-même, allant au gymnase, m’occupant d’Armelin, faisant mes devoirs, mes rapports avec ma famille s’étaient un peu détendus et mon quotidien était aussi normal qu’il avait pu l’être jusqu’à maintenant.

Enfin, jusqu’à aujourd’hui…

 

Je m’étais réveillé d’humeur neutre ce matin, mais soudainement, à midi, elle changea d’un coup. Le soleil passant par la fenêtre se mit à m’agresser les yeux et je le sentais presque me transpercer la peau pour atteindre mes os. Je changeai de place pour être à l’ombre, mais je n’arrivai pas à calmer ma colère, à fleur de peau et énervé. Je n’avais pas envie de voir qui que ce soit et voulais tuer tout le monde.

 

Malheureusement, j’avais encore trois cours et n’étais pas le genre de gars à sécher sans avoir une bonne raison. Je tentai de me raisonner et me calmer pour supporter mon après-midi en classe avec mes camarades, mais rien n’y fit. Plus le temps passait, plus mon agacement croissait. Le bruit du stylo que Maxence faisait tourner dans sa main m’insupportait, les faux ongles d’Alex sur le bois de la table me donnait envie de les lui arracher un à un et les commentaires chuchotés à mi-voix dans mon dos à propos du cours m’arrachaient des soupires exaspérés. Ne se rendaient-ils pas compte qu’ils étaient bruyants ? Fatigants ? Invivables ? Les minutes défilaient, mes pensées s’obscurcissaient à m’en faire peur. Je m’imaginai foutre le feu à la classe, briser des nuques et balancer mon bureau par terre. Même mon voisin de table le sentait –il me jetait des regards en coin, franchement mal à l’aise.

 

Le poing serré à m’en faire péter les jointures, je levai la main droite, le visage dur.

 

-Madame ? fis-je, tendu comme un arc. Est-ce que je peux aller aux toilettes ?

 

La prof d’histoire me lança un regard inquisiteur par-dessus ses lunettes d’intello.

 

-C’est bientôt la pause… Vous ne pouvez pas vous retenir d’ici là ?

 

Il y eut quelques ricanements de circonstance qui me donnèrent envie d’envoyer mon cahier voler à travers la pièce. Je fis non de la tête d’un mouvement sec, elle soupira.

 

-Eh bien allez-y, lâcha-t-elle d’un petit ton fataliste.

 

Je me levai et sortis d’un pas martial. Une fois la porte refermée derrière moi, je me mis à marteler le sol. J’étais furieux contre la prof, furieux contre les élèves, la terre entière et moi-même de ne pas avoir un meilleur self-contrôle. J’avais l’impression d’avoir toujours été en rage et que la violence que je sentais en moi ne faiblirait jamais. Je voulais boxer les murs, j’en avais marre de traverser toujours le même couloir encore et encore depuis le début de l’année. Qu’est-ce qui m’arrivait ?

 

La porte des wc heurta le carrelage et le son que la poignée en métal produisit contre les catelles me procura une satisfaction morbide. Si je ne m’étais pas dominé, j’aurais fait volte-face et aurais saisi le battant pour le renvoyer dans le mur. Comme ça. Juste pour le plaisir.

 

J’ouvris le robinet d’eau et en recueillis au creux de mes mains pour m’asperger le visage, un peu de fraîcheur me fit du bien. Je restai là, immobile, à fixer le lavabo pendant cinq minutes. Mon énervement ne s’en allait pas, il ne faiblissait pas d’un iota. Je tentai de respirer profondément, de me détendre, rien n’y fit. Impossible de me débarrasser de ces pulsions de rage, de ce besoin de me défouler sur quelque chose ou quelqu’un.

La sonnerie retentit, je soupirai. Je reculai d’un pas. Autant partir, des mecs allaient sûrement se pointer et je n’aurai plus la paix.

 

En revenant en classe, je constatai qu’un gars s’était assis sur ma table pour discuter avec une fille. Je fronçai les sourcils – je trouvais cela inacceptable.

 

-Tom, dis-je en interrompant leur conversation, tu es sur ma table. Tu pourrais bouger ?

 

Il me jeta un regard surpris (je n’adresse généralement pas la parole à mes camarades), mais ne bougea pas.

 

-Ça va, je te dérange pas, là. T’as qu’à t’asseoir sur ta chaise Cam.

 

Et il se tourna vers Lily, s’imaginant que l’incident était clos.

 

-Si, insistai-je, ce qui n’était pas du tout dans mes habitudes. Tu me déranges. Dégage.

 

Il fronça les sourcils.

 

-Oh ça va, calme-t…

 

Je le saisis à la gorge, il ne finit jamais sa phrase.

 

Lily cria, je l’ignorai. Tom n’osa pas bouger, j’avais planté mes doigts dans son cou pour l’agripper et le moindre de ses mouvements aurait pu arracher sa peau. Ma main formait une serre, je savais que je lui faisais mal, mais cette pensée était accessoire, secondaire. Tout ce qui comptait pour moi était qu’il m’obéisse. Qu’il comprenne que je lui étais supérieur, que sa misérable existence de mortel ne tenait qu’à mon caprice.

 

Il attrapa mes poignets pour me faire lâcher prise, je clignai des paupières. Qu’est-ce qui me prenait ? D’où me venaient ces pensées ?

 

Je le libérai de suite, interdit. Tom était furieux.

 

-T’es taré ! s’énerva-t-il. Putain, tu m’as fait mal !

 

-Désolé, murmurai-je d’une voix blanche. Je ne suis pas… dans un bon jour.

 

-Espèce de malade mental ! cracha-t-il en s’en allant.

 

Lily passa à côté de moi en me jetant un regard accusateur, je m’assis précipitamment. Je mis ma tête dans mes mains, n’y comprenant rien.

 

Heureusement que la prof était sortie pour prendre un café et qu’elle n’avait pas assisté à la scène.

 

 

À son réveil, Armelin me parut agité. Il nous salua du bout des lèvres, l’air renfrogné. Ma sœur (qui m’avait accompagné ce soir-là) ne se rendit compte de rien, mais je pouvais sentir l’irritation de notre ancêtre. Elle était presque palpable.

 

Cela me troubla plus que je ne saurais l’expliquer. Armelin était toujours d’une humeur neutre, il restait impassible en toutes circonstances, j’avais pu le constater par moi-même lorsqu’il avait tué trois hommes sans ciller. Qu’il puisse ressentir des émotions, et qu’en plus il soit dans le même état d’énervement dans lequel j’avais été toute la journée, me déstabilisait.

 

-J’ai fini, annonça-t-il en revenant après seulement deux heures. Il y en a trois ce coup-ci.

 

Mon aînée écarquilla les yeux. C’était la première fois qu’il en ramenait autant dans un laps de temps aussi court. Je me levai, observant le vampire en silence. Se pourrait-il qu’il se soit défoulé en tuant des gens pour évacuer sa colère ?

 

-Comment vas-tu aujourd’hui Armelin ? lui demandai-je d’un ton badin, guettant sa réaction.

 

Je vis son dos se crisper. Il se tourna vivement vers nous, ne retenant pas sa vitesse surnaturelle comme il avait l’habitude de le faire pour ne pas nous surprendre. Ma sœur eut un mouvement de recul.

 

-Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? cracha-t-il.

 

-Je posais juste la question…

 

-Occupe-toi plutôt des cadavres, me coupa-t-il, excédé. Tu es là pour ça.

 

Il sortit d’un pas rageur, nous plantant là. J’étais pensif : c’était la première fois qu’il s’emportait ainsi contre moi.

 

-Depuis quand est-ce que tu essaies de taper la discuss’ avec lui ? chuchota furieusement mon aînée.

 

Je ne répondis pas, haussant juste les épaules. Elle leva les yeux au ciel.

Under la cathé 7

-À qui le tour ce soir?

 

Je relevai la tête de mon vocabulaire d’allemand et surpris six regards remplis d’espoir posés sur moi. Je fronçai les sourcils.

 

-Quoi ? lâchai-je.

 

-Ben, commença ma sœur, perso je m’étais dit, vu que t’as pas de projets…

 

-Parce que vous en avez ? m’étonnai-je.

 

– Ta mère et moi avons prévu d’aller au cinéma, s’empressa de dire mon père. On a réservé les tickets sur internet.

 

Il aurait dit « pas moi !», que l’effet aurait été le même. Ma mère hocha la tête avec véhémence pour l’appuyer.

 

– Et moi j’ai des révisions pour l’uni, lâcha ma sœur.

 

-J’ai l’air de jouer à la Xbox ? m’agaçai-je en agitant mon livre de voc.

 

-Oui, mais j’ai loupé un cours et j’ai une tonne de lectures à rattraper.

 

Encore l’éternel conflit entre aîné et cadet. Peu importe la quantité de devoirs que j’avais à l’école, les siens étaient plus importants puisqu’elle était au gymnase. À présent que j’étais au gymnase, j’aurais pu espérer que mon travail égalerait plus ou au moins le sien -mais non. Apparemment l’université c’était bien plus énorme que mes misérables dissertations et autres TP de physique…

 

Je soupirai. Il ne restait plus que mon petit frère, mes grands-parents et ma pomme. Autrement dit, j’allais devoir m’y coller : mon cadet ne voyait Armelin qu’en présence de papa (parce qu’il était trop jeune pour sortir seul tard le soir) et quel petit-fils étais-je pour faire crapahuter deux soixantenaires dehors, par une froide nuit d’automne ?

 

-OK je m’en charge.

 

Leur soulagement fut presque tangible. Je me retins de lever les yeux au ciel, on aurait dit qu’ils avaient tous comploté pour me refiler la patate chaude. J’en eus vraiment marre cette fois-ci. J’étais fatigué, vermoulu et je n’avais vraiment aucune envie de passer toute la nuit dans les sous-sols de la cathé, assis sur une pierre glacée et poussiéreuse en attendant que mon ancêtre revienne les bras chargés de cadavres. C’était la première fois que cette tâche me paraissait vraiment être une corvée.

 

Je me levai et sortis sans les saluer.

 

Je montai dans ma chambre et vidai mon sac d’école sur mon lit. J’y mis ma lampe de poche, une bouteille d’eau et mon porte-monnaie puis ajoutai quelques chaufferettes et des gants au cas où il ferait plus froid que d’habitude. Je m’emmitouflai dans une grosse écharpe, mis un manteau et un bonnet et sortis en moins de temps qu’il ne faut pour dire “vampire “.

 

Je devais prendre deux bus pour rejoindre la cathédrale depuis chez moi. Dire que les autres jeunes de mon âge s’éclataient en ce moment même dans des boîtes où ils n’avaient pas le droit d’aller et moi je n’avais rien d’autre à faire un vendredi soir que de m’occuper d’un vieux parent au sang froid. Quelle barbe.

 

Je fermai les paupières et m’obligeai à arrêter de râler. Passer du temps avec Armelin était agréable, je lui avais toujours rendu service avec plaisir…

 

Le trajet se déroula dans le calme ; à part un fêtard et deux de ses potes qui me proposèrent de la vodka-Redbull tandis que j’attendais à un arrêt, je n’eus aucun ennui. En arrivant à la cathédrale, je sortis le double de la clé et m’introduisis par la porte de derrière. Je refermai derrière moi et longeai le bord jusqu’à la grille menant aux entrailles de l’édifice.

 

Une fois en bas, je me posai par terre et attendis.

 

Armelin ouvrit le couvercle de son cercueil et se redressa en position assise. Il me regarda longuement.

 

-Bonsoir Camille.

 

-Bonsoir Armelin.

 

Il se leva gracieusement et lissa les plis de sa manche. Il sortit de sa boîte en enjambant le bord et enfila ses chaussures vernies.

 

-Comment vas-tu? s’enquit-il.

 

-Bien, mentis-je.

 

Il boutonna son col.

 

-Vraiment? fit-il d’un ton sceptique. Sans vouloir te vexer, tu es pâle comme de la faïence et tu as de plus grands cernes que moi -pourtant, je suis mort.

 

Je me passai la main dans les cheveux, soupirant.

 

-Je dors mal ces derniers temps. J’ai l’impression de ne pas me reposer, pourtant je vais me coucher à 21 heures. Et je ne me lève pas tôt.

 

-Je vois. Je sais que le sommeil est très important pour les humains, vous avez besoin de vous reposer énormément. (Il décrocha son manteau du clou où il était suspendu et le tapota pour en ôter la poussière avant de l’enfiler.) Si tu le désires, tu peux occuper mon lit.

 

Il me l’avait déjà proposé il y a quelques mois. Mais bizarrement, autant sa proposition m’avait paru saugrenue à l’époque, autant elle me tentait à présent.

 

-Je ne sais pas si j’ose… Ça me gêne…

 

-Ne fais pas tant de manières. Si c’est son aspect qui te rebute, ferme les yeux et imagine-toi dans ton lit.

 

Mon cauchemar me revint en mémoire. Cette sensation d’étouffement, d’isolement et d’oppression me prit à la gorge, je portai instinctivement ma main à mon cou.

 

-D’accord, j’accepte. Mais enlève le couvercle, s’il-te-plaît.

 

Il me sembla que mon arrière-grand-oncle se retenait d’esquisser un sourire. Il acquiesça et s’accroupit pour ôter puis poser le couvercle de son cercueil contre le mur plus loin.

 

-Voilà. J’espère que tu y seras confortable. (Je m’avançai précautionneusement de la boîte, ayant tout de même quelques réserves.) Par contre, je te demanderai d’ôter tes chaussures avant d’y entrer…

 

-Je peux garder ma veste ? demandai-je. Il fait un peu froid pour rester en t-shirt.

 

-Oui. Je n’ai juste pas envie que l’intérieur se salisse. Ce satin est très difficile à ravoir, et ce n’est pas comme si je pouvais le faire nettoyer dans un pressing.

 

-D’accord, pas de soucis.

 

Je délaçai mes baskets et les enlevai l’une après l’autre pour entrer dans le cercueil. J’hésitai un instant puis m’assis dedans. Je n’avais jamais réalisé à quel point ce truc était étroit… Je ne pouvais pas bouger énormément les jambes, et j’imaginai qu’Armelin ne pouvait pas se tourner sur le côté une fois le couvercle refermé.

 

-Hé bien je te souhaite une bonne nuit, fit-il en boutonnant son manteau.

 

-À toi aussi.

 

Il sortit non sans m’adresser un bref hochement de tête au préalable. J’attendis une minute avant de m’allonger, soupirant.

 

Me voilà allongé dans le cercueil de mon grand-grand-grand-papy pour piquer un petit roupillon ! Ma soirée n’avait pas pris la tournure que j’imaginai.

 

 

 

-Camille?

 

Une main se posa doucement sur mon bras et me secoua gentiment.

 

-Camille. Il faut te réveiller, c’est bientôt l’aurore.

 

Je clignai des yeux et regardai autour de moi, un peu hagard. J’avais tenté de réviser un peu mon voc avant de dormir, mais finalement je m’étais assoupi sans apprendre un mot -mon cahier reposait d’ailleurs toujours sur ma poitrine.

 

-Hein ? Quoi ? Il est quelle heure ?

 

-Bientôt cinq heures et demi du matin. J’aimerais bien récupérer mon lit.

 

Je me redressai d’un coup, alarmé.

 

-Cinq heures et demi !? Je dois encore enterrer les corps ! Je n’aurai jamais le temps…

 

-Je m’en suis occupé, me coupa-t-il. Tu peux rentrer chez toi tranquillement, je les ai cachés.

 

-Je… Euh, quoi ?

 

-J’ai fait disparaître les corps.

 

-Quand ? Mais où ?

 

-Est-ce vraiment utile que tu le saches ?

 

Je haussai les épaules. Non, en réalité je m’en fichais. Mais d’habitude on ne procédait pas ainsi ; je me demandais pourquoi il m’avait épargné ce soir.

 

Je me levai lentement et enfilai mes chaussures. Il attendit que je les aie lacés et que j’aie rassemblé mes affaires pour me souhaiter une bonne journée.

 

-À bientôt, lui lançai-je en sortant.

 

-À bientôt. Camille (je me retournai pour sortir, mais il ajouta 🙂 Ménage-toi, d’accord.

 

J’acquiesçai après une seconde d’hésitation, et pris congé.

Apprenties sorcieres-chap1

Apprenties sorcières (1)

-Je vous en conjure, faites de moi votre Disciple.

Malgré le fait qu’elle soit agenouillée à terre, mains et front au sol, son ton n’est pas le moins du monde suppliant. Elle a parlé calmement, comme si elle récitait une citation ou un poème.

Comme je ne suis pas du genre à m’étonner pour si peu :

-Entre, fais-je en lui tournant le dos et en pénétrant dans ma masure.

Elle se lève, époussetant ses genoux, l’air parfaitement calme. En entendant des coups frappés à ma porte il y a trente secondes, j’ai ouvert le battant et mon regard est tombé sur elle, agenouillée à terre.

Je me dirige vers la cuisinière et mets de l’eau à bouillir dans une casserole plus ou moins propre. Puis je me tourne vers la jeune femme qui attend debout dans ma cuisine/salle à manger/salon.

-Assieds-toi et dis-moi pourquoi tu veux que je fasse de toi ma Disciple. (Elle s’exécute, je m’appuie contre ma cuisinière, bras croisés.) Tu dois savoir que je n’en ai jamais eu -et qu’il va falloir me donner une bonne raison pour changer mes habitudes…

-Je fais partie du clan de la Cascade Pourpre, je m’appelle Daphné et j’aimerais devenir votre disciple.

Je coupe le feu et verse l’eau brûlante dans deux tasses dont le fond est tapissé de feuilles séchées. En posant la tasse devant elle, je vois son regard neutre observer les tatouages sur les muscles de mes bras.

-Au clan de la Cascade Pourpre, l’aîné se voit attribuer le pouvoir du Malheur… Au contraire, le cadet doit se contenter du pouvoir du Bonheur.

J’avale une gorgée. C’est la tradition chez les sorciers : les enfants doivent choisir entre servir le Bien ou le Mal. Parfois, ils se mettent d’accord ou leurs aptitudes naturelles leur désignent la Voie à suivre.

Mais dans la plupart des clans on n’a pas le choix : le pouvoir qui guide notre vie est imposé par des traditions ou par notre famille.

-Et je suis la cadette. (Elle marque une pose dramatique.) Quand ma sœur atteindra 21 ans, elle recevra ses pouvoirs et servira le Mal.

-Et alors ?

-Je veux servir le Mal.

Silence. Elle boit une gorgée de thé et ses yeux se plantent soudain dans les miens, semblant vouloir les transpercer.

-Je suis une personne beaucoup trop mauvaise pour faire le Bien ou le Bonheur. Au contraire, mon aînée n’est pas une fille méchante. Elle culpabilise trois semaines lorsqu’elle écrase une fourmi.

-Sympa ta petite histoire, mais en quoi me concerne-t-elle ?

-J’aurais besoin de vous.

-Je m’en doutais, j’ironise.

-Il me faut un Maître qui accepterait de me transmettre les pouvoirs du Mal avant que ma sœur ne les reçoive, pour la prendre de vitesse. Elle serait donc obligée de servir le Bien. Mais évidemment les membres de ma famille n’accepteraient pas.

-Et moi oui ? je m’étonne.

Elle ne répond pas tout de suite, fixant le liquide fumant dans sa tasse.

-Vous êtes un grand sorcier Nerabass…

-Les flatteries ne fonctionnent pas avec moi.

– … mais vous n’êtes pas quelqu’un de… “conventionnel “. Exactement comme moi. J’ai souvent entendu dire… que vous suivez votre Voie à la perfection. Que tourmenter les hommes est votre seconde nature . Que l’herbe se dessèche sous vos pas. Que votre famille entière tremble devant votre puissance et qu’il n’existe pas de sorcier ou sorcière égalant votre puissance.

J’éclate de rire.

-Que d’éloges ! C’est très exagéré ! Il y a beaucoup d’êtres ayant des pouvoirs égaux ou supérieurs aux miens. (Mon regard s’attarde sur la minuscule fenêtre sale donnant sur la montagne où je me suis isolé depuis des mois.) Un en particulier…

Elle ne dit rien, je me ressaisis et lui souris d’un air mauvais garçon.

-Je me suis accordé des vacances il y a cinq mois, ou plutôt une retraite forcée provisoire pour jouer les ermites et réfléchir. Mais je suis un homme d’action ! Admettons-le, je me fais chier comme un rat mort ici! Un peu de compagnie -féminine qui plus est – ne peut pas me causer du tort.

Elle reste un instant interdite, ne comprenant pas tout de suite.

-Vous acceptez de faire de moi votre Disciple ?

-Je dois te prévenir : je suis narcissique, intenable, borderline, pas sortable, exigeant, crasseux, un poil pervers et totalement insupportable. En plus, je n’ai jamais eu de Disciple, je ne saurais pas que t’apprendre.

-Vous n’êtes pas obligé de m’enseigner quoi que ce soit. Faites de moi une Servante du Malheur et je m’en irai en vous laissant tranquille.

Je ne souris plus et, m’approchant, je prends mon ton le plus sérieux.

-Non, ça ne serait pas… « utile». Tu ne suivrais pas correctement ta Voie. (J’ébouriffe mes cheveux corbeau.) Je suis assez à cheval sur l’assiduité et le travail que doit fournir n’importe quel sorcier. Et il vaudrait mieux pour toi que tu sois sincère, que tu ne retournes pas chez toi en pleurnichant parce que la tâche est trop dure… voire dangereuse ou effrayante.

Son regard se durcit.

-Je ne faillirai pas.

J’ai un petit rire. Sans être attiré physiquement par cette gamine, je ressens de l’affection pour elle.

-Tu sais quelle est ma dernière folie en date ? je susurre en appuyant mes paumes sur la table, me penchant vers elle. C’est un acte qu’aucun sorcier ou sorcière n’a osé tenter depuis quatre siècles.

Elle secoue la tête en signe de dénégation. En dépit de son visage impassible, je sens clairement sa curiosité. J’ouvre lentement la bouche et tire la langue pour lui montrer le motif complexe tatoué dessus : un pentagramme ornementé de symboles complexes.

Ses yeux verts remontent sur les miens.

-Je ne m’y connais pas beaucoup, mais ce sort… Est-ce celui qui…

-Oui, fais-je, tout joyeux. toute parole sortant de ma bouche est considérée comme maléfique ! Il me suffit de prononcer une bête malédiction comme “Va au diable !” ou “Je souhaite que tu crèves !” pour que cela se réalise.

-La Langue de Cabris, apprécie-t-elle . Tous les malheurs que vous souhaitez aux gens deviennent vrais.

-Toujours partante ? je ricane. (Elle sourit.) Bon. Va poser tes affaires dans la pièce à côté. Y’a un canapé où tu pourras dormir. (Je lui lance un linge et désigne le tas de vaisselle dans l’évier.) En attendant de recevoir tes pouvoirs, essaie de rendre à mes assiettes leur couleur d’origine.

Elle se lève et va mettre son sac derrière la porte. Elle se met ensuite à la tâche sans rechigner.

~~~~~~~~~~~~~~

Avec une craie, je trace un pentagramme enfermé dans un cercle à même la pierre. La lune brille dans le ciel, glacée. Daphné se place au centre de l’immense étoile et s’agenouille. Elle porte une longue robe noire et moi une sorte de soutane de la même teinte, mais brodée de fils argentés.

Je me mets à tracer des mots en latin sur les contours du cercle. Nous attendons minuit – l’heure du crime!

-Tu ne regrettes pas le coup bas fait à ta sœur ? Et à ta famille ? je demande.

-Non. Je suis consciente que ce que je m’apprête à accomplir va les énerver, mais je ne peux pas penser autrement : ma Voie c’est le Mal. J’ai coupé les ponts avec eux et ne les reverrai sans doute plus jamais.

-Est-ce que par hasard… tu les détestes ?

-Pas vraiment. Sauf mon aînée peut-être… Elle m’agace souvent. elle est tellement… gentille, lâche-t-elle d’un ton méprisant.

-Quelle horreur, je fais platement.

-Elle est toujours si bêtement optimiste ! Elle sourit aux gens, elle est sympa avec tout un chacun… Elle ménage aussi la chèvre et le chou, c’est pour cela qu’elle a commencé les entraînements pour la Voie du Mal. Elle ne voulait surtout pas faire de vagues et décevoir nos parents. (Elle renifle.) Personnellement je me fiche de leur avis. Je n’ai pas besoin de leur approbation.

-Quelle force de la nature ! Est-ce ton côté bravache ou ton vrai caractère qui parle ?

-Les deux sont indissociables.

Je pose la craie, et j’observe la jeune femme, mortellement sérieux.

-Si ce que tu me dis là n’est que mensonge… si ça n’est que de la poudre aux yeux tu vas le regretter. Parce que dès que je t’aurai confié tes pouvoirs, dès que nous aurons commis l’irréparable, tu seras rejetée par tous tes proches! Tu seras rayée de la Communauté des Sorciers tout entière, traitée comme une paria. Alors, répète-moi à présent que tu es sûre de toi à 100 %. (Son visage pâle ne trahit aucune émotion.) Tu vois… Ça n’est pas un choix que l’on fait de son propre chef d’habitude.

-Vous parlez pour vous là?

Je détourne le regard.

-Oui, peut-être.

Je saisis un sac et en sors un flacon rempli d’une potion verdâtre.

-Je ne connais pas votre situation… mais je suis une fille que rien n’arrête. J’ai tendance à foncer quand la cause me tient à cœur, et ce, peu importe les risques.

Je débouche le récipient et en verse le contenu tout autour d’elle.

-Je sais, j’ai remarqué ! (Je ricane.) Tu es suffisamment folle pour te tirer de chez toi à 17 ans et venir retrouver un sorcier douteux en espérant vaguement qu’il fasse de toi sa Disciple.

-Pas folle. Déterminée. (Elle m’observe un instant parsemer d’herbes sauvages la pierre en dehors du cercle.) Est-ce que vous… me raconterez un jour ce qu’il s’est passé pour que vous abandonniez votre famille et recherchiez à devenir un des plus puissants sorciers de votre temps ?

-Pas ce soir ! je m’exclame. C’est ta Cérémonie de Transmission de Pouvoir ! (Je lui lance un clin d’œil complice.) Il serait dommage de plomber l’ambiance avec mes histoires de vieillard grabataire et déprimant.

-Vous n’êtes pas si vieux, proteste-t-elle .

-Ah oui ? Pour les gens de ton âge, je suis un fossile bon pour le musée. (J’écarquille les yeux d’un air comique.) Ciel ! 36 ans ! J’ai déjà un pied dans la tombe !

Elle ne se déride pas et m’observe sans même esquisser un rictus. Ça promet…

Je sors un couteau de cuisine, un de ceux que l’on utilise pour découper de la viande. Trente secondes avant minuit…

-Alors… Prête à devenir une Servante du Mal ? je souris.

Elle hoche la tête. Elle colle donc ses bras contre sa poitrine, mains ouvertes sous le menton. C’est la position pour le rituel. À ce moment-là, je remarque que ses doigts tremblent.

J’appuie la lame du couteau contre mon poignet, agenouillé face à elle. Je commence à réciter la formule traditionnelle. Une fine ligne de sang s’élève de ma veine et flotte dans l’air comme un ruban rouge.

Ce fil insolite se met à se mouvoir autour de la tête de Daphné. Elle respire de plus en plus fort, ses iris verts fixant le sol sans le voir.

La lumière de la lune frappe le fluide, qui commence à pulser. Je jette une poignée de poudre dessus, mon sang devient noir et vaporeux. Sans cesser de psalmodier, je prononce le nom de mon Maître.

-… Le Malin tu serviras.

Un trait de sang s’approche de son front et entre en contact avec sa peau. Elle hurle.

-… Tu te plieras à sa volonté.

Le liquide se dirige aussi vers ses poignets et y pénètre. Ses cris de douleur redoublent. Je tente de ne pas y prêter attention : je suis moi aussi passé par là. Elle savait ce qui l’attendait. On le sait tous.

Pourtant, c’est ce qu’on veut.

-… Tu obéiras à ses ordres.

Elle se cambre et son regard vide fixe la voûte céleste. Il arrive que la sorcière ou le sorcier qui passe la Cérémonie de Transmission décède -à cause de la souffrance. Les pouvoirs du Malheur ou du Bonheur rejettent le sorcier. Ou le sorcier les rejette. Mais c’est de l’ordre du 1%, il est très rare que ça arrive.

-… Pour lui tu vivras et pour lui tu mourras.

Mon sang entre totalement en elle, elle ne bouge plus. La pulsation malsaine résonnant à nos oreilles s’arrête et sa tête retombe sur sa poitrine d’un mouvement sec.

J’attends un instant. Elle papillonne des paupières et m’observe à son tour d’un air hagard.

– C’est terminé ?

– Oui. À présent nous allons commencer ta Formation. “Moi, Nerabass, déchu du Clan de la Branche de Cerisier, je serai ton Maître.”

– “Et moi, Daphné du Clan de la Cascade Pourpre, je serai votre Disciple.”

Nous nous levons en époussetant nos genoux et effaçons le pentagramme au sol.

~~~~~~~~~~~~~~

Voilà à présent trois mois que j’entraîne Daphné à être une Servante du Mal. Elle est douée, avide d’apprendre et assimile très rapidement mes ordres ou mes explications.

Je dois vous raconter deux-trois choses sur les sorciers avant d’aller plus loin dans cette histoire. Vous devez en savoir plus sur nos coutumes ou vous allez pédaler dans la semoule.

Donc : avant la Cérémonie de Transmission de Pouvoir, un sorcier ou une sorcière possède déjà la capacité d’utiliser sa magie, mais ce n’est qu’après le rituel qu’on arrive à s’en servir complètement.

Les Clans sont d’immenses familles. Chacune d’elle fonctionne de manière différente, il y en a une bonne centaine à travers le monde. Les sorciers préfèrent vivre en communauté, ils se sentent plus rassurés – excepté bien sûr les gens bizarres tels que moi! De temps à autre, ces familles se réunissent pour causer et frimer avec ceux qui sont les plus puissants de leur Clan.

Dans ma propre famille, c’est le Bien qui prime. L’aîné se voit attribuer les pouvoirs du Bien: il est admiré et choyé par les siens. Les cadets sont détestés et rejetés par tous à cause de leur Voie. Après avoir vu pendant 20 ans la moitié de mes oncles et tantes traités en parias, courber l’échine sous les regards noirs et autres remarques désagréables, j’ai décidé de ne surtout pas finir comme eux. J’avais subi assez de dégoût pour toute une vie.

Alors, aussitôt après ma Transmission, j’ai fugué et ai tenté de me trouver un Maître. J’ai sillonné la Terre, essuyant refus sur refus jusqu’à ce qu’une sorcière m’ouvre enfin sa porte. Elle avait peut-être senti le potentiel que je possédais déjà à l’époque…

En constatant ma disparition, ma famille a bien évidemment été en colère. Tout paria qu’il soit, laisser échapper un sorcier du Clan est embêtant. Ils se sont dit que je ne reviendrais jamais et m’ont gentiment oublié…

Dommage ! Je suis revenu en force, telle une armée de pucerons increvables ! Mais de manière indirecte. Ils ont appris que j’ai terminé ma Formation avec brio, ensuite que j’ai vaincu des sorciers très forts en duel. Que j’ai réussi à terrasser un dragon à moi tout seul . Que ceux qui me croisent évitent de rester dans mon sillage, qu’on ne soutient pas mon regard trop longtemps. Bref, qu’en échappant à leur influence je suis devenu incontrôlable, dangereux…. et que je fais du bruit.

Beaucoup de bruit, peut-être même trop.

~~~~~~~~~~~~~~

Nous sommes actuellement sur le toit d’un supermarché. Je ramène mes cheveux en arrière, le vent souffle tellement fort que mon manteau claque dans mon dos avec violence.

-Bon, je soupire. Concentre-toi bien et réessaye le sort. Il faut que la criminalité de ce quartier augmente, et on sait qu’un paysage déprimant est propice aux changements d’humeur. Dessèche-moi cette végétation !

Elle hoche la tête. Elle pose un genou à terre (à toit devrais-je dire !) et le bout de ses doigts effleure le béton. Elle se met à murmurer des paroles en latin, sa magie s’infiltre à travers les murs : les bactéries à l’intérieur des frigos commencent à se multiplier, la moisissure envahit les parois et le béton s’effrite légèrement.

Ses pouvoirs s’infiltrent dans le sol. Les arbres se mettent à se recroqueviller, les racines à durcir… J’arrive à suivre le parcours de ses tentacules insolites et destructeurs.

– Qu’est-ce qui se passe ? je demande en les voyant s’immobiliser.

– Je ne comprends pas, s’étonne-t-elle, on dirait qu’une force extérieure tente de me bloquer.
– Un obstacle ?

-Non, je ressens une sorte de cercle qui m’entoure et m’empêche de m’étendre plus loin.

– Ça signifie qu’il y a quelqu’un dans les parages. Arrête tout, je vais vérifier.

Je ferme les paupières et lance une onde mentale dans les environs pour trouver l’intrus. Normalement les humains dorment à cette heure tardive.

-Ce sont des sorciers. On ferait mieux de…

-Inutile de fuir mon cher.

Deux silhouettes atterrissent sur le toit d’un coup. Avant de ne serait-ce que pouvoir les identifier, la plus petite des deux s’accroupit au sol et frappe le béton du poing. Le sort de Daphné est immédiatement neutralisé et se volatilise. Les nuages se mettent à tourbillonner au-dessus de nos têtes.

-Qui êtes-vous ?! s’exclame ma Disciple en se relevant d’un bond. Et de quel droit vous permettez-vous de bloquer mon sortilège ?

La femme à terre -car c’en était une – redresse le visage vers nous.

-Coucou Daphnie ! sourit-elle.

Daphné se fige puis s’étouffe de rage ; ses globes oculaires sortent de ses orbitent et on aperçoit presque de la bave à ses lèvres.

– Jézabel ?!

– Qui est-ce ? j’interviens.

– Ma Disciple, répond l’autre sorcier en ôtant le capuchon de son sweat.

Bien que je ne l’aie pas vu depuis des années, je reconnais immédiatement mon frère aîné. Toujours ce même regard méprisant, supérieur… et ces cheveux noirs.

-Salut Artie, t’as drôlement vieilli dis-moi ! je lance joyeusement.

-Va te faire mettre !

– L’âge ne t’a en tout cas pas rendu plus aimable, je constate ! (Je me penche vers ma Disciple qui tremble à mes côtés, bouillonnant apparemment de rage contenue.) Je suppose que la jeune personne qui accompagne mon frère est ta grande sœur ?

– Oui ! crache-t-elle. Qu’est-ce que tu fiches là, toi ?! Tu peux pas arrêter de me fliquer!? Si ce sont les parents qui t’envoient, tu pourras leur dire…

-Stop ! rit son aînée en levant la main. Je ne suis pas là en tant que sœur… mais en tant qu’ennemie et rivale naturelle.

– Qu’est-ce que tu racontes encore ?

-Jézabel est ma Disciple, répète mon frangin.

– Comment ? C’est quoi ces bêtises !

– En apprenant le jour même de ma Cérémonie de Transmission que ma chère petite sœur m’a volé les pouvoirs qui m’étaient destinés, j’ai décidé de prendre les choses en main. J’ai su que tu as été acceptée comme Disciple par le tristement célèbre Sorcier Noir Nerabass. Du coup, j’ai été trouver son… parfait opposé.

– J’ai refusé de devenir son Maître jusqu’à ce qu’elle me dise le sale coup que vous lui avez joué, avoue mon frère. L’idée de te mettre des bâtons dans les roues était trop tentante…

– Un “sale coup “? ricane Daphné. C’est pas le premier, et j’ai pas fini de t’en faire.

-Contrairement à ce que tu crois, je ne suis pas en colère contre toi. (Je hausse les sourcils.) Ou en tout cas, je ne le suis plus.

– Vous me surprenez Jézabel ! je m’exclame. Votre sœur vous a ridiculisé devant votre Clan au complet, non ?

Elle est jolie la frangine… Cheveux d’un brun chocolat à l’aspect soyeux, yeux perçants, posture droite et visage franc. Elle me plaît beaucoup !

– Oui. Mais j’ai réalisé qu’elle ne pouvait pas me rendre un plus grand service. À présent je peux suivre la Voie qui me correspond sans déclencher la colère des miens. Ma pauvre chérie ! Tu t’es discréditée auprès de toute notre famille et je suis la gentille fifille victime des ruses abjectes de sa cadette capricieuse et jalouse.

Daphné hoquète de fureur, j’esquisse un rictus. Cette jeune femme a un sacré caractère ! Elle est plus fourbe qu’elle ne le laisse paraître.

-Qui pourrait être jalouse d’une espèce de truc mou et fade tel que toi!? grince-t-elle.

– Je suis tout le contraire, s’amuse Jézabel ton erreur est de penser que faire le Bien, c’est être faible. Mais la gentillesse est une force. Le Bien est une arme -mon arme ! Et j’te l’prouve !

Elle agite négligemment les mains. De la neige se met à tomber, et très vite le paysage lugubre de la banlieue se transforme en décor de conte de fées.

– Oh, des flocons ! C’est joli !

-C’est tout ce que vous trouver à dire ? s’agace Daphné.

-On a été bluffé, autant admirer la manœuvre sans protester. (Je hausse les épaules en souriant, devant ressembler vaguement à un gosse de cinq ans la veille de Noël.) Joli coup, beauté !

Jézabel rougit et éclate de rire. Artie fronce les sourcils.

– On s’en va, lâche-t-il sèchement.

Je n’arrive pas à la quitter des yeux, occultant totalement mon propre frère.

– J’espère avoir le… plaisir de vous revoir. (Ma Disciple me met un coup de coude.) Quoi ? On remarque tant que ça que je bave avec des yeux de merlan frit ?

– Arrêtez de fricoter avec l’ennemi !

Son aînée me fait un clin d’œil.

-Voyons monsieur Nerabass ! Le Bien et le Mal ne peuvent coexister !

Son ton est ironique, elle ne croit pas un mot de ce qu’elle dit.

– Comment connaissez-vous mon prénom ? je m’émerveille.

-Qui ne le connaîtrait pas, grogne mon aîné, un monstre tel que toi!

Et les deux sorciers disparaissent sur un geste de sa main, juste après que Jézabel m’ait fait un petit signe d’au revoir.

– Dis-moi… Elle est vachement forte… T’es sûre qu’elle a que 21 ans ?

-Non mais, s’exclame Daphné, vous êtes de quel côté !?

– Je remarque simplement que, si elle a un tel niveau après un mois seulement d’entraînement… la Voie du Mal a du souci à se faire…

-Elle se la pète, c’est tout !

Je réfléchis un instant, songeur.

-Si je t’épargne une semaine de vaisselle… est-ce que tu me files son numéro ?

-Quoi ? Vous plaisantez ? Elle a l’âge d’être votre fille.

– Tu exagères ! Bon, deux semaines ? T’es d’accord ?

-Non !

– Trois ?

– Non ! C’est une cruche fadasse qui collecte des vêtements pour les SDF pendant ses vacances ! Vous n’iriez pas ensemble !

Je souris en observant la neige qui tombe toujours autour de nous, étrangement de bonne humeur !

J’attends la suite avec impatience…

Under la Cathé

Fuyant la chaleur estivale étouffante de cet été naissant, je me faufilai par la porte en bois de l’immense édifice religieux. La température chuta d’au moins dix degrés, je pus retirer ma casquette et mes lunettes de soleil. Mes pupilles se dilatèrent immédiatement -comme celles d’un chat- pour que je m’habitue à la pénombre.

Je continuai ma route, traversant l’allée de pierres plates à grandes enjambées, comme si mon corps connaissait déjà le chemin par cœur, trop habitué à le parcourir chaque semaine. Je tournai à gauche devant l’autel, ignorant un couple de touristes s’extasiant sur un vitrail.

Je contournai alors l’autel et m’immobilisai devant une grille encastrée dans un mur à ma droite. Je sortis une vieille clé à moitié rouillée de la poche arrière de mon jean et ouvris la porte, non sans vérifier que personne ne me regardait. Je me glissai comme une ombre dans l’obscurité la plus totale et tirai la grille vers moi pour la verrouiller ensuite de l’intérieur, m’enfermant moi-même.

En tentant de faire le moins de bruit possible, sur la pointe des pieds et à tâtons, je descendis l’escalier raide, rendu humide et poussiéreux avec le temps. Je sentais le vide sous moi et il n’y avait aucune rambarde à laquelle me raccrocher. Après ce qu’il me parut être une éternité de descente, mon pied rencontra le sol et non le vide qui précède une marche. J’allumai mon briquet et mis le feu à une torche posée par terre, que je posai sur un présentoir accroché au mur. Elle éclaira le cercueil à mes pieds et les murs de la crypte étroite.

J’attendis. J’attendis encore, les heures passant. Je sus que le soleil s’était couché au moment où le couvercle du cercueil glissa.

-Bonjour Armelin, fis-je calmement en jouant avec ma casquette.

-Bonjour, bâilla-t-il.

-As-tu bien dormi papy?

Il se fâcha.

-Ne m’appelle pas ainsi, tu me rajeunis.

-Dois-je t’appeler arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père ? C’est long.
Il ne répondit pas.

-Viens me rejoindre dans trois heures, j’aurai fini d’ici là.
-Bien.

-Tu peux te reposer dans mon lit si tu le désires…
Mon regard tomba sur le cercueil.

-Non merci, je m’en passerai.
Il disparut. Trois heures plus tard donc, je le rejoignis en haut, dehors.

-Où as-tu été cette fois ? demandai-je.

-À la discothèque du centre. Le “MAD “. Il y a toujours de quoi se servir.

-Pas faux… commentai-je .

Il me considéra un instant de son regard mort.

-Je préfère quand tu viens à la place de ton père.

-Je sais, tu me l’as déjà dit.

-Bien, conclut-il, indifférent, à demain, je pense .

Je posai la pelle prise dans la crypte et la posai en équilibre sur la pile de corps entassés dans la brouette qu’Armelin avait empruntée, puis la soulevai.

-Oui… À demain, dis-je dans le vide -il était déjà parti.

Partie d’echecs entre la Vie et la Mort

Une petite fille est allongée sur une table. Elle porte un masque et a le ventre ouvert. Il y a des inconnus penchés au-dessus d’elle, tous habillés de robes vertes stériles et portant des gants en caoutchouc. Ils semblent si concentrés qu’ils ne remarquent pas l’homme et la femme assis par terre dans un coin de la pièce. Mais peut-être n’arrivent-ils pas à les voir ?

L’homme est habillé d’un jean et d’un sweat à capuche lui dissimulant le visage, tous deux noirs. La femme porte une robe blanche et a de longs cheveux blonds. Ils sont penchés sur un jeu d’échecs.

-Sympa ta capuche, cousin, lance-t-elle d’une voix tendue. Elle est nouvelle ? Elle te va plutôt bien.

-Tu répètes sans arrêt les mêmes banalités. Change de disque !

-C’est pour mieux te déconcentrer mon enfant. (Elle tend la main vers un pion, qu’elle avance avec hésitation, les dents serrées.) Je tente le tout pour le tout.

-Échec, lâche-t-il en dérobant le pion avec son fou.

Les hommes en habits verts s’agitent, car soudain les moniteurs se sont affolés. Elle serre le poing gauche en ignorant le sourire amusé de son adversaire. Elle joue sa reine pour bloquer le fou.

-Échec, répète-t-il en déplaçant sa pièce à nouveau.

Les hommes dans le dos de la jeune femme paniquent. Les battements du cœur de la fille se sont arrêtés.

-ÉCHEC ET MAT ! s’écrie-t-elle en abattant violemment sa tour devant le roi noir .

Le moniteur se remet à biper normalement. L’homme, immobile et stupéfait, considère le plateau de jeu comme s’il l’avait trahi.

Elle sourit et s’affale contre le mur, triomphante bien qu’exténuée. Elle a gagné. Elle sursaute en le voyant donner une claque dans le plateau de jeu pour l’envoyer balader. Les pièces s’éparpillent sur le sol.

-Quel mauvais perdant ! raille-t-elle tandis qu’ils se lèvent.

-Tssk ! Je gagne toujours ! À la fin…

-Ouais. À dans huitante ans pour la prochaine partie.

Il a un rictus menaçant. Ils disparaissent dans un claquement de doigts.