Archives mensuelles : septembre 2016

Under la cathe 2

-…ille.

Je rêvais. L’atmosphère était tendue, les gens autour de moi parlaient et, même si je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, je savais qu’ils avaient peur. Je le savais ; je le sentais à leurs voix plus aiguës et leurs gestes plus brusques qu’à l’accoutumée.

-…mille !

Je bougeai la tête en fronçant les sourcils. Décidément, le bois n’était pas confortable.

Un homme était là, son ton était ferme et intraitable, mais pas menaçant. Moi je m’en fichai, je restai calme, jouant avec mes petits soldats. C’est ce dernier détail qui me fit penser « Et si en réalité il s’agissait d’un souvenir ? »

-Camille !

Je me redressai d’un coup, me réveillant en sursaut. La classe éclata de rire en voyant mon air hagard. Le prof me fusilla du regard, penché sur moi.

-Hein ?

Je me frottai le haut du crâne. Apparemment il m’avait frappé avec son exemplaire de Madame de Bovary.

-Ne dites pas « hein » ! Est-ce la Littérature qui vous endort à ce point, ou mon cours ?

-Les cours ! s’exclama un rigolo au fond de la salle de classe, déclenchant l’hilarité générale.

Je serrai les lèvres pour éviter de bâiller au visage de mon prof de français (il était suffisamment en rogne contre moi, inutile d’en rajouter !) et m’ébouriffai les cheveux d’un geste las.

-Désolé m’sieur… J’ai pas beaucoup dormi cette nuit…

-Encore ! Et peut-on savoir à quoi vous occupez vos soirées ?

-Ça vous intéresse vraiment ?

-Oh oui ! ironisa-t-il. Qu’est-ce qui peut être si passionnant pour que vous y consacriez toutes vos nuits ? Dites-le-nous donc !

J’adorerais voir sa mâchoire se décrocher en lui annonçant que j’ai transporté le corps exsangue d’une femme jusqu’à un chantier où je l’ai négligemment abandonnée dans un trou prévu pour être rempli de béton le lendemain matin… mais je préférai me taire pour qu’il ne me prenne pas pour plus taré que j’en avais l’air.

Face à mon silence éloquent, il secoua la tête d’un air désolé.

-Camille, remuez-vous un peu et suivez mon cours.

-Cam, je rectifiai en marmonnant. Pas Camille.

Nouveaux ricanements. Contrairement à mes pairs qui raccourcissaient leur prénom par esprit pratique, je mettais un point d’honneur à ce qu’aucune de mes connaissances n’utilisât mon nom entier parce que seule ma famille y était autorisée. Premièrement parce que les autres se foutaient de moi, car j’étais un garçon avec un prénom de fille ; et deuxièmement parce que quand on appelait un gars « Cam », on ne s’attendait pas à rencontrer un dangereux sociopathe, plutôt un mec paumé et inoffensif.

La sonnerie me libéra du regard accusateur de mon professeur, je sortis en bâillant de sa salle de classe.

-Hé, Cam ! (Une fille de mon cours me rattrapa et me sourit. Je m’arrêtai de marcher.) Tu serais d’accord qu’on aille boire un truc ensemble ?

Je haussai les sourcils. Elle m’invitait ? Moi ? La jolie poupée du groupe d’espagnol proposait au latiniste asocial d’aller se taper un café, on nageait en plein roman.

-Euh… je suis pas super en avance avec les devoirs… Cette semaine c’est fou la quantité de travail qu’on a…

Ses amies arrivèrent dans son dos, chuchotant entre elles avec des airs perplexes. Ah, elles aussi étaient surprises de l’intérêt que Joanna me portait soudainement.

-Grave ! T’as trop raison ! La semaine prochaine alors ?

Elle avait beau me faire les yeux doux, j’allais refuser. Malheureusement, mon natel se mit à sonner et j’avais interdiction de louper mes appels.

-Écoute… (Un coup d’œil à l’écran m’apprit que c’était mon père. Zut.) OK, va pour la semaine prochaine.

-Super !

Je répondis tandis qu’elle s’en allait d’un pas joyeux :

-Allô ? Qu’est-ce qui se passe papa ?

-Hum… Camille… Je suis obligé de travailler tard ce soir. Tu vois, je me demandai si ça t’ennuierait de… t’occuper de « l’oncle ».

Nous utilisions ce mot pour désigner Armelin et parler de lui librement devant nos amis (le peu que nous avions). Je soupirai en prenant le chemin de la Cathédrale.

-Ouais, mais alors ce week-end c’est toi qui t’en charges ! À force de le veiller un soir sur deux, je ronfle en classe.

-C’est problématique, je te le concède…

-À peine, grinçai-je. J’ai un exposé à préparer pour lundi alors laisse-moi bosser !

Silence au bout du fil.

-… d’accord, lâcha-t-il après une hésitation.

Mon paternel avait peur de notre ancêtre commun (ça n’était un secret pour personne) et il s’arrangeait toujours pour éviter de se retrouver en présence.

-Merci, je soupirai. Tu sais, il ne mord pas ! Et il n’aurait aucun avantage à s’en prendre à nous.

Je ne reçus pas de réponse, mon père devait être sceptique. Je raccrochai et grimpai jusqu’à la Cathédrale.

 

-Toi qui te vente d’avoir lu tous les classiques, qu’est-ce que tu penses de Madame de Bovary ?

Armelin me dévisagea, mi-figue mi-raisin. Il s’assit élégamment dans son cercueil en toussotant, vaguement agacé que j’aie osé lui adresser la parole – moi, simple mortel !- mais condescendit à me répondre.

-Je l’ai lu à sa sortie. Je ne suis pas un grand critique, mon avis est à prendre avec des pincettes. (Il tapota son oreiller immaculé.) Eh bien, c’est un ouvrage qui plaît, mais j’avoue préférer d’autres livres.

Pensant que notre discussion était close, il s’allongea dans sa boîte matelassée et ferma les paupières.

-À sa sortie ? Mais c’était en 1857 ! (Assis sur les marches en colimaçon, je me penchai en avant, légèrement intrigué.) Quand es-tu né papy ? Quel âge as-tu ?

Il ouvrit les yeux, semblant exaspéré par mes questions.

-Je suis fatigué Camille, et je n’aime pas m’épandre en causeries inutiles.

– Dis-m’en plus ! je m’exclamai. Quand as-tu été transformé ? Par qui ? Je te connais presque depuis ma naissance, pourtant je ne sais rien sur toi ou tes origines.

-Je n’aime pas en parler, grommela-t-il.

Il se redressa et tira le couvercle sur lui. Je me levai et pris un ton suffisant.

-Eh bien, si tu refuses de me répondre, j’irai demander à mes parents et mes grands-parents !

Il se figea et me lança un regard mort.

-Fais comme tu veux. Mais ils en savent certainement encore moins que toi. Bonne nuit.

Il referma le cercueil. Je fulminai un instant et m’en allais vivement, gravissant les marches quatre à quatre. Je dus rapidement ralentir à cause de la faible lumière que produisait ma lampe torche. Je déverrouillai la grille et la refermai. Me voilà seul, seul dans la Cathédrale immense, sombre et silencieuse, comme le ventre d’un géant endormi.

Je remontai l’allée centrale d’un pas lent, mains dans les poches, et m’allongeai sur un banc dur pour réfléchir aux paroles de mon « oncle ». Ainsi… J’étais celui qui connaissait le plus de choses sur Armelin. C’était étrange. Jusqu’à maintenant, je pensais que mes grands-parents, forts de leur âge et leur expérience, savaient tout de sa vie. Et de sa mort. À l’entendre, «ça n’était pas le cas.

Je me relevai une demi-heure plus tard en bâillant et sortis par la grande porte. Le soleil m’éblouit, je dus me protéger les yeux avec la main en pare-soleil. C’était déjà le petit jour.

La lumière était définitivement mon ennemie ; et l’obscurité le doux nid où j’aimais me blottir.